Lecture de généalogiste : 5- Dora Bruder de Patrick Modiano ou l'anti-Pinagot


Il y a quelques jours, j'évoquais le maître ouvrage d'Alain Corbin, la biographie impossible de l'inconnu Louis François Pinagot. La démarche de Corbin concernait un inconnu dont le destin lui était a priori indifférent, qui n'avait en rien marqué la mémoire collective et tout l'art de l'historien était convoqué pour faire parler les archives. Au-delà de ce qui était avéré, l'historien pouvait se risquer à quelques vraisemblances, à des hypothèses plausibles et toujours présentées comme telles, mais son honnêteté intellectuelle lui interdisait d'aller plus loin.

La démarche de Modiano est à l'exact inverse et pourtant l'honnêteté intellectuelle est la même. En essayant de retracer le destin qui l'intrigue et le bouleverse d'une jeune adolescente juive emportée par l'ignominie de la Deuxième guerre mondiale, Patrick Modiano sait bien que la pensée intime de Dora Bruder lui restera inaccessible. Il trouve même une sorte de consolation, dont il ne surestime pas l'épaisseur, dans le fait qu'une partie du secret de Dora Bruder ne fut livré à personne, pas même à ses bourreaux.

La quête de Modiano n'est pas celle de l'historien. Elle convoque des impressions, des images pour animer la figure de Dora Bruder. Elle préfère la poésie au fait.

En juillet 1992, lors des obsèques de mon grand-père Montels, une femme que je ne connaissais pas s'est avancée vers moi et m'a expliqué que nous étions cousins. Ma grand-mère l'a invité à rester pour le déjeuner improvisé qui a suivi "quatre nouilles et une tranche de jambon, ce sera à la bonne franquette." Le hasard a fait que mon père avait choisi son village comme lieu de camping pour prolonger les vacances et tenter de me changer les idées. J'ai passé une journée avec cette cousine inconnue. Elle m'a raconté des légendes familiales dont je n'avais aucune idée. Certaines sont restées invérifiables, d'autres se sont avérées fausses (nous n'avons pas d'ancêtres russes, pas plus que nous ne descendons d'un bâtard de Louis XIV par l'escalier de service), d'autres enfin étaient improbables et vraies. Il y avait bien une aristocrate dans nos ancêtres et elle descendant de Philippe III le Hardi. Il y avait bien un chevalier homicide un degré plus loin. 

A son contact, j'ai appris à sortir des archives, à aller humer l'air des villages de nos aïeux, à rechercher les monographies des érudits locaux, à photographier les cimetières et les églises. Je pratiquais la généalogie en cartésien, cherchant des actes, des preuves, je fonctionnais sinon en historien du moins en étudiant en histoire profondément influencé par l'esprit de sa discipline. Du coup je manquais des pistes, certaines recherches tournaient court. Elle pratiquait la généalogie avec lenteur, peu pressée d'avancer, dégustant chaque information que nous découvrions en cherchant à la relier dans sa tête avec d'autres impressions, quand je n'avait rien de plus pressé que de confier à l'ordinateur plutôt qu'à ma mémoire ce que nous venions d'apprendre et qui me donnait envie de chercher plus loin. 

C'est désormais une personne très âgée et nous n'avons plus l'occasion de faire des recherches ensemble. Mais en lisant Modiano, en le voyant compulser des bottins périmés pour y retrouver le fil ténu de sa quête de Dora Bruder, je pense à ma cousine d'Aveyron qui s'intéresse aux gens et à leur quotidien. Et je me souviens que si nos démarches sont très différentes, nous avons su si bien nous compléter.

C'est pour cela que je considère que la lecture du Dora Bruder de Modiano est aussi nécessaire au généalogiste que celle du monde retrouvé d'Alain Corbin.

Comme à chaque fois que j'évoque un livre dans ces pages, je donne un lien permettant de se le procurer auprès de la librairie indépendante la plus proche : https://www.librairiesindependantes.com/product/9782070408481/


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