Polar : 1- Donna Leon, sérénissimes assassinats


Lorsque je suis arrivé en Hypokhâgne en septembre 1995, j'étais un vrai snob en lecture. J'avais passé l'été à avaler du classique au kilomètre pour me mettre au niveau de la liste de lectures effrayante envoyée par mes futurs professeurs. Je pensais devoir remiser au rayon des distractions enfantines, et donc en-dessous de moi, la bande dessinée et la littérature de genre.

Ce fut Mme Michaud qui enseignait le français dans ma prépa qui se chargea de nous ouvrir les yeux, à mes petits camarades snobs et moi. D'abord en nous rappelant qu'il est cuistre de condamner sans avoir lu, même quand ça tombe des mains, et que donc il faut avoir lu au moins une fois du Barbara Cartland ou du Gérard de Villiers pour pouvoir dire légitimement que l'on n'aime pas. Ensuite en nous invitant fermement à ne pas sombrer dans la culture complicité, cet entre-soi confortable, qui pousse ceux qui y cèdent à utiliser des références codées à des auteurs respectables comme autant de signes de reconnaissance et d'affirmation d'appartenance à une élite culturelle supposée. Enfin, en nous encourageant à retrouver le goût de la lecture plaisir, en nous donnant elle-même quelques pistes. La première que j'ai empruntée grâce à elle fut celle de Donna Leon.

Je ne suis jamais allé à Venise. J'ai failli le faire, en amoureux, il y a sept ans. Une triste maladie saisonnière nous a empêché de prendre l'avion prévu laissant l'hôtel non remboursable et notre guide Corto Maltese à la rubrique des dépenses perdues.

Je me suis pourtant souvent promené dans Venise, grâce à Corto bien sûr, mais aussi à Thomas Mann ou Henry James. Mais je n'ai jamais eu autant la sensation d'y être qu'en lisant Donna Leon et en suivant les pas de Guido Brunetti. Le héros récurrent de polar est difficile à rendre crédible. Quand il dure vingt cinq ans alors que ses enfants restent adolescents du début à la fin, la chronologie finit par en souffrir. Le supérieur hiérarchique borné, opposant et toujours du côté du manche est un cliché usé jusqu'à la corde. J'ai bien conscience des imperfections des romans de Donna Leon. Alors pourquoi ça marche ? 

Qu'il s'agisse de pollution industrielle, de vandalisme dans des manuscrits anciens ou de fans d'opéra maniaque, Donna Leon sait explorer dans chaque nouveau roman un milieu différent. Si Brunetti finit toujours par découvrir la vérité, justice n'est pas toujours faite. Dans l'Italie corrompue de Donna Leon, chacun a ses propres arrangements avec la règle et tous ne sont pas illégitimes.

Et puis on est prêt à pardonner à Brunetti et à ses proches leurs quelques invraisemblances tant ils sont sympathiques. J'ai plaisir à m'asseoir en pensée à leur table familiale, avec un verre de vin, à déguster des plats de pâtes ou des gratins de légumes. J'ai envie de suivre Guido dans ses chemins de traverse, ses restaurants ouvriers et ses ponts que n'empruntent aucun porteur de perche à selfies.

Au fond en lisant Donna Leon, j'ai l'impression de visiter Venise en vénitien, et surtout pas en touriste, ce que je serais si j'y allais. Je me retrouve dans le paradoxe d'être tenté de ne pas aller à Venise par respect pour elle ou pour en préserver l'image que j'ai construit en plus de vingt ans de lecture.

Comme chaque fois que j'évoque un livre sur ce blog, je mets un lien permettant de l'acheter auprès de la librairie indépendante la plus proche. Cette fois-ci il s'agit de celui que je viens de finir mais on peut aussi bien commencer par Mort à la Fenice  :
https://www.librairiesindependantes.com/product/9782757864944/

Commentaires

Articles les plus consultés