Mes ancêtres dans la Grande guerre 0 : le poilu Joseph Espinas écrit à son frère


A l'occasion du 11 novembre, je voulais évoquer un de mes ancêtres poilus, à travers deux cartes postales pieusement conservées par sa fille, ma grand-mère Lucienne. La première représente un soldat en uniforme. Un trucage simple fait figurer en médaillon sa fiancée Marie-Louise Desfourd (1896-1979). Cette carte postale est restée vierge.

Joseph Espinas est l'un de mes arrière-grands-pères maternels. Il est né le 26 mai 1893 à Saint-Jean-de-Fos, village de la vallée de l'Hérault qui a su ses dernières années réinventer sa tradition potière et mettre en valeurs les vieilles pierres de sa circulade. 

Joseph est le rejeton d'une dynastie de cordonniers installée à Saint-Jean-de-Fos depuis 1776. La famille est issue du pays de Londres, qu'elle a quitté au début du XVIIe siècle pour Puechabon, puis Gignac vers 1750 et enfin Saint-Jean. 

La deuxième carte postale est datée du 6 mars 1916. Il s'agit d'une gravure coloriée assez maladroite représentant le général Joffre sous un drapeau Bleu Blanc Rouge. Joseph écrit du front à son jeune frère Louis Espinas (1899-1965)

Voici la transcription intégrale de ce texte. Pour en faciliter la lecture, une ponctuation logique a été ajoutée - le texte d'origine en est totalement dépourvu - en revanche l'orthographe n'a pas été rectifiée.

Au recto :

-       "Vive les Marsouins du 44ème colonial".
-       "Le bonjour à Monsieur Altérac [1] et sa famille."

Au verso :

-       "Bien cher frére
Je vient par cés quelques ligne vous faire savoir de ménouvélle qui sont fort bonne et désire de tout coeur que mapresente te trouve de même. Enfin jai trouvér un encrier qu'un copains madonnér. Aujourd'hui il tombe de la neige, cést pour ne pas en pérdre l'abitude, et puis nous autres il nous faut nétoyer lés boyauxs. Ce matin nous avons fini le garoux[2] que sa bonté l'a fait pérdre. Il y a deux jours que je nést rien reçu de votre part, mais cela ne minquiette pas : peut etre que vous avèz du travail cétte passe[3]. Sur une letre vous me ditte que Louis ést obligèr à coudre dès contrefort[4]. Je voudrais bien les coudre mois. Hier nous avons touchér le prés[5]. Desuitte il y a eu un type qui est parti à Rosière et il nous apporté un bidon de vin que nous avons but comme remêde. Aujourd'hui nous avons touchér un autre masque contre le gaz. J'espère que nous iron bientot au repos pour quélques jours à Rosière donc nous pouron nous voir avéc les artilleur et faire un bon gueleton. Je términe quar je vais cherchér la soupe. Reçois chèr frère un trains de Baissés de ton frère
  Joseph Espinas
-       "Bons baissèr à ma soeur[6]"
-       "Biens des amitier aux cousins[7]"

Mars 1916. Le front de la Somme est plongé dans un calme relatif. Depuis une quinzaine de jours, l'armée allemande a lancé une grande offensive du côté de Verdun. Le jour même où Joseph écrit cette carte, Verdun est devenue l'antichambre de l'enfer. Les troupes alliées viennent de reprendre le fort de Douaumont, au prix de centaines de milliers de morts depuis le début de la bataille.

Là où il se trouve, près de Rosières-en-Santerre, dans la Somme, Joseph n'est pas sur la partie la plus exposée du front. Son tour viendra quelques mois plus tard, lors de la bataille de la Somme, et puis jusqu'en 1919, sur le front turc, dans le détroit des Dardanelles.

La vie de tranchées est pénible, et le danger toujours présent. En marge des grandes offensives, partout sur le front, les tranchées se harcèlent. Régulièrement, les officiers lancent des attaques aussi inutiles que meurtrières, tout ça pour gagner quelques mètres carrés. Depuis avril 1915, les Allemands ont recours aux gaz de combat dans ces opérations. Le caractère récent de cette technologie et les stocks limités empêchent d'y recourir dans des attaques d'envergure. Mais cela suffit pour que l'angoisse tenaille les poilus, qui surveillent le sens du vent de peur d'être surpris par cet ennemi sournois. Le haut commandement français a d'abord dû improviser, les soldats se couvrant le visage de sacs de sable, peu efficaces. Le nouveau masque que vient de recevoir Joseph est heureusement un peu plus perfectionné.

Après la survie, l'autre préoccupation essentielle des soldats est le ravitaillement. Depuis avril 1915, la ration journalière du soldat est ainsi fixée : 750 grammes de pain, 400 grammes de viande fraîche dont 30 grammes de lard (ou 200 grammes de viande de conserve), 60 grammes de riz ou de légumes secs. Le café, ou le substitut noirâtre qui est tient lieu, est de qualité très médiocre. Les eaux de vie, le vin et la bière ne sont distribués qu'au repos ou à titre exceptionnel. Pour des hommes habitués à une consommation régulière de boissons fermentées et qui se trouvent dans une situation difficile à supporter, cette privation peut tourner à l'obsession. Quand un copain va chercher un bidon à l'arrière, c'est un peu comme une fête. De même, les colis réguliers des familles sont attendus avec impatience, comme Joseph le souligne ("je n'ai rien reçu depuis deux jours"). Lui et ses compagnons de tranchée se sont rués sur le garou.

Combien les corvées d'atelier, pour lesquelles son frère le remplace, lui semblent douces en comparaison ! "Je voudrais bien les coudre moi.", c'est peut-être aussi une manière de dire ce qui n'est pas permis par la censure et qui aurait condamné sa carte au panier : je voudrais être là, je voudrais que cela finisse.

C'est sans doute aussi ce qu'il écrit régulièrement à sa fiancée Marie-Louise, qui n'a pas encore vingt ans. Ces lettres-là suivent un trajet un peu différent, puisque Joseph les envoie d'abord à son cousin, qui les relit et doit en corriger les fautes d'orthographe.

A l'automne, sur le même front, ce jeune homme de vingt trois ans voit tomber à ses côtés deux jeunes soldats. La balle qui le touche alors se contente de lui traverser la cloison nasale. Cette blessure l'a marqué pour la vie, affaiblissant sa santé à jamais. C'est encore des suites de cette blessure que Joseph Espinas est mort âgé seulement de 59 ans, le 6 août 1952.





[1] Les voisins des Espinas à cette époque, dans l'impasse du bouton d'or.
[2] Une sorte de charcuterie.
[3] en ce moment.
[4] Louis aide son père Justin Espinas (1861-1934), qui est cordonnier. Dans une chaussure, le contrefort est une pièce de la tige.
[5] Le prêt, c'est-à-dire l'argent de poche.
[6] Il s'agit de Virginie Espinas (1895-1968)
[7] Le bonjour a dû faire le tour du village, Joseph étant très "famille".

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