Mes ancêtres dans la Grande guerre 4 : Joseph Espinas, le fils du cordonnier


Joseph Espinas est né le 26 mars 1893 à Saint-Jean-de-Fos, un petit village qui comptait alors un millier d'habitants, à l'endroit où les gorges de l'Hérault rejoignent la plaine viticole.

Maison natale de ma grand mère à
Saint-Jean-de-Fos (3e porte à gauche)
J'ai passé à Saint-Jean-de-Fos de nombreux moments de vacances d'été, parfois un peu longs peut-être, mais dont je garde de merveilleux souvenirs : les piles de livres partagées entre siestes ombreuses et nuits plus fraiches qu'à Montpellier, à l'abri des murs médiévaux de la maison natale de ma grand-mère, la piscine de son frère, ses copines et cousines dont le look et la conversation rappelaient les vamps, les repas en terrasse, la saucisse de mon parrain grillée aux sarments de vigne, les interminables parties de cartes et la cueillette des câpres à la fraîche.

Sans jamais avoir connu mon arrière-grand-père Joseph, j'ai finalement beaucoup mis mes pas dans les siens ; et surtout ma grand-mère m'a transmis un souvenir très vivant de ce père émotif, traumatisé par une guerre qui l'avait blessé dans sa chair et qui a fini par écourter sa vie. 

A commémorer l'armistice de 1918, on oublie parfois que la guerre a duré plus longtemps pour beaucoup de soldats français. C'est le cas de Joseph, qui a combattu jusqu'en 1919. A ses enfants, il racontait son séjour dans les Balkans aux puits empoisonnés, auquels les officiers avaient défendu aux soldats de boire et la gourde de gnôle pour seule boisson ; comment il avait résisté à la soif mais pas deux de ses camarades qu'il avait vu mourrir empoisonnés sous ses yeux. Il en pleurait encore, des années plus tard, en racontant cet épisode à ses enfants. 

La Grande guerre s'est donc terminée tard pour Joseph Espinas, mais elle a aussi commencé avec retard. En 1913, le conseil de révision l'ajourne pour "faiblesse", et le même motif l'écarte encore du service actif par deux fois en 1914. Il est finalement incorporé le 9 septembre 1915, dans l'infanterie coloniale où il est resté par la suite au gré de ses changements d'affectation. L'historique du 44e régiment d'infanterie coloniale décrit pour 1915 un automne consacré à aménager un secteur de tranchées, travail sans cesse à recommencer du fait des intempéries. Ayant quitté la Champagne pour la Somme, le régiment subit une attaque au gaz le 21 février 1916. J'ai déjà mis en ligne il y a quelques mois une carte postale envoyée du front en mars 1916 par Joseph Espinas. On peut la retrouver ici. Il y décrit notamment la fourniture de nouveaux masques à gaz, sans doute suite à l'attaque du 21 février.

Alors qu'il était affecté à la 18e compagnie du 44e régiment d'infanterie coloniale, Joseph est blessé  par balle le 10 juillet 1916 dans la région nasale. L'historique du régiment explique la manière dont le château de Maisonnette, près de Péronne, a été repris le 9 juillet 1916 par le 37e régiment d'infanterie coloniale puis occupé par la 18e compagnie du le bataillon où combat Joseph dans la nuit du 9 au 10 juillet 1916. L'armée allemande s'acharne à reprendre cette position et lance cinq attaques successives pour reprendre Maisonnette dans la journée du 10. C'est à l'une de ces attaques que Joseph doit sa blessure. Evacué le 11 juillet vers l'hôpital temporaire 103 d'Amiens, il est éloigné le 16 juillet à Rennes, hôpital 144. Une citation à l'ordre du régiment (n° 306) donne quelques détails le 19 juillet 1916 : "Grenadier très courageux, belle attitude au cours d'une patrouille, a été blessé lors de l'attaque qui a suivi." Il sort de l'hôpital de Rennes le 29 août 1916 et est envoyé en permission d'où il revient, guéri mais avec des séquelles, le 7 septembre 1916, au dépôt. Il est réaffecté le 6 décembre 1916  dans une nouvelle unité, le 42e régiment d'infanterie coloniale.

A la fin de ce même mois de décembre 1916, le 42e régiment d'infanterie coloniale est rassemblé au camp Delorme, à Marseille, d'où il embarque à destination de Salonique. Ce front qui s'étend en Macédoine et Serbie est périphérique pour l'opinion publique française, mais il est essentiel dans la conduite des opérations contre les Empires centraux. Dans cette région, Joseph participe sans doute aux batailles de la boucle de Cerna et des Pitons rocheux (mai 1917).

Le 24 avril 1918, Joseph Espinas change d'affectation pour le 24e régiment d'infanterie coloniale. Cela le ramène sur le front de l'Ouest, où ce régiment se bat pour reprendre Reims aux Allemands. Le 30 août 1918, il est au centre de réentrainement de Mazamet. Il change à nouveau d'affectation le 19 octobre 1918 pour le 6e bataillon colonial du Maroc, puis une dernière fois le 9 mars 1919 pour le 22e régiment d'infanterie coloniale. Cette unité est chargé d'occuper le Palatinat bavarois autour de la ville de Bad-Durkheim, puis sur la rive gauche du Rhin jusqu'au traité de Versailles en juin 1919. Le régiment rejoint sa caserne à Marseille en juillet 1919. 

Placé en congé agricole le 8 août 1919, Joseph est envoyé en congé illimité le 4 septembre 1919 à Saint-Jean-de-Fos. Il a reçu la Croix de guerre avec étoile de bronze.

Joseph devant le café de la paix (fin des années 1930)
Formé par son père pour prendre éventuellement sa succession comme cordonnier, il est initialement déclaré sous cette profession. Mais dès avant la guerre, l'activité traditionnelle des cordonniers de village est en perte de vitesse et c'est son frère Louis qui poursuit un temps cette activité et finit par hériter de la maison transmise de père en fils depuis 1787. Une amie de ma grand mère m'a expliqué il y a une vingtaine d'années que Justin Espinas, le père de Joseph, ne faisait plus que des chaussures de travail pour la vigne et que les chaussures du dimanche s'achetaient plutôt déjà à Gignac ou à Clermont l'Hérault, voire au marché ou à la foire de façon saisonnière. La réparation telle qu'on en avait alors besoin au billage tenait plus du rafistolage et de nombreux pères de famille ayant appris à le faire lors du service militaire ne faisaient plus appel au cordonnier. La profession de Joseph Espinas est donc rapidement corrigée en cultivateur. D'après les écrits laissés par ma grand-mère, il est resté cultivateur jusqu'au milieu des années 1930. Ses propres terres, quelques champs, olivettes et vignes, ne suffisaient pas à faire vivre sa famille et il travaillait donc pas mal pour les autres. La naissance de son plus jeune fils Maurice, la crise économique des années 1930 et une vendange ayant entièrement tourné au vinaigre dans sa cave le conduisirent à changer d'activité et à reprendre un café restaurant, mettant sa femme Marie-Louise aux fourneaux. Il le baptisa café restaurant de la paix car, comme beaucoup de poilus, Joseph était plutôt pacifiste dans les années 1930 et espérait que la guerre de 14-18 avait vraiment été la "der des der". Après de multiples changements de propriétaires et d'enseigne, cet établissement existe toujours, c'est la partie gauche de la brasserie "le diable sur le pont", sur la place de la mairie.

Dans un village où la politique et la religion divisait les familles, Joseph Espinas était un "blanc", catholique très fervent membre d'une confrérie de pénitents, et qui mettait donc ses enfants à l'école catholique. J'ai plusieurs photos de lui qui le mettent en scène dans des activités religieuses, comme cette procession pour la fête de l'Assomption sans doute dans les années 1940. 


Mobilisé en 1939 à Sète, il rentre dans ses foyers alors même que les combats de la Seconde guerre mondiale n'ont pas encore commencé. Après la défaite de 1940, comme beaucoup d'anciens combattants, Joseph fait d'abord confiance au maréchal Pétain. Après l'occupation de la zone Sud, le départ de ses deux fils ainés au maquis le placent sur la liste des otages à fusiller en priorité. Il accueille ensuite avec joie la Libération. De santé toujours fragile, il décède le 6 août 1952 à Saint-Jean-de-Fos, âgé seulement de 59 ans. 

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