Mes ancêtres dans la Grande guerre 7 : Lucie Butant, la grand-mère endeuillée

Lucie Butant (1846-1935)
Dans cette série sur mes ancêtres dans la Grande guerre, je me suis pour l'instant concentré sur mes ancêtres poilus. Je voudrais élargir un peu le propos, à la fois pour rendre hommage à un poilu mort sans descendance et pour essayer de comprendre ce qu'a pu ressentir la femme qui l'a élevé. Une femme qui est née sous Louis-Philippe et que mon grand-père avait connu, petit garçon. Cet abîme de temps nous étonnait tous les deux.

Joséphine Lucie Butant n'utilisait dans la vie courante que son deuxième prénom à l'état-civil. Elle est née le 26 janvier 1846 à Barou-en-Auge, d'Isidore Butant (1805-1860), charpentier, et de Bathilde Bourdon (1816-1883), cultivatrice que l'on appelait parfois Martelle, du nom de son père supposé, car à l'état civil, elle n'en avait pas.

Lucie a appris à lire et écrire. Elle signe d'une écriture assurée et bien formée. Lucie se marie à 19 ans avec Prosper Désiré Lepeltier (1835-1901), qui lui aussi n'utilise que son deuxième prénom à l'état civil. Désiré est un enfant sans père que sa mère a élevé mais sans jamais le reconnaître. Les mariés sont bien modestes, des travailleurs de la terre à la journée qui ne possèdent pour ainsi dire rien, pourtant ils prennent la précaution de faire un contrat de mariage sous le régime dotal. Le contrat de mariage, passé à Saint-Pierre-sur-Dives le 9 juillet 1865, prend soin d'énumérer minutieusement les apports de la mariée : 
"Mademoiselle Butant, future épouse, déclare de son côté qu’elle possède et apporte en mariage, en outre les effets à son usage, qu’elle n’a pas jugé à propos d’estimer, les meubles et effets mobiliers ci-après décrits et estimés, savoir : 
1° un lit de plume estimé à soixante francs, 
2° une couverture de laine prisée à vingt francs,
3° une courtepointe prisée à trente francs, 
4° une armoire prisée à quinze francs,
5° douze draps en fils estimés à cent vingt francs
6° douze taies d’oreiller prisées à vingt francs
7° douze napperons prisés à quatre francs
8° douze serviettes prisées à quinze francs
total de l’estimation des apports de la future : 284 francs."

Le jeune couple s'installe à Norrey-en-Auge où il a très vite deux enfants, Léa en 1866 et Gustave en 1867. Léa Lepeltier est la mère d'Albert Sebert, elle est donc mon arrière arrière grand-mère. 

Entre 1867 et 1887, je peine à trouver leur trace. La famille Lepeltier va sans doute là où elle peut loger et travailler. En 1887, je les trouve fixés à Mery-Corbon, au lieu dit Le Lion-D'or, d'où elle ne bougera plus.

Pour Lucie, la préoccupation d'avoir un fils sous les drapeaux avec les risques que cela comportait, est ancienne. Dans son contrat de mariage, elle avait fait mettre une clause lui permettant d'utiliser ses biens pour acheter des remplaçants pour le cas où ses fils à venir auraient tiré "un mauvais numéro". En 1865, le service militaire n'est pas obligatoire pour ceux qui tirent un "bon numéro". Avec la généralisation de la conscription, cette disposition est devenue caduque. De santé fragile, Gustave Lepeltier est d'abord ajourné pour faiblesse (hydrarthrose, autrement dit épanchement de synovie) en 1889. Incorporé en  novembre 1889 au 5e régiment d'infanterie, il est réformé au bout d'un an et demi. Gustave Lepeltier fait donc son service militaire mais il ne fera pas guerre, il est maintenu réformé en 1914. Plus tard, il est sergent des sapeurs-pompiers volontaires de Mery-Corbon.

Gustave Lepeltier se marie avec Hélène Grenier en 1897. Malheureusement celle-ci décède deux ans plus tard. Il ne s'est jamais remarié. Emile Eugène Lucien Lepeltier est le fils de Gustave et d'Hélène. Il est né le 2 juillet 1898 à Méry-Corbon. Emile a donc 16 mois lorsque sa mère décède. En ces temps où le rôle de chaque parent est étroitement assigné à son genre, soit Gustave se remarie pour donner une belle-mère à son tout jeune fils, soit il le confie à une autre femme de la famille. Les grands parents maternels d'Emile sont décédés à Bavent quelques années plus tôt. Il ne reste donc donc les grands parents paternels pour s'occuper de lui. Et c'est ce qu'ils font. Emile est recensé en 1901, 1906 et 1911 avec sa grand-mère Lucie. Désiré Lepeltier est décédé en 1901. C'est donc seule que Lucie élève son petit-fils. Aucune mémoire familiale n'est parvenue jusqu'à moi pour me dire si c'était par pur devoir ou avec beaucoup d'affection, même si j'aime à croire que cette femme vieillissante et assez isolée a pu reporter beaucoup d'affection sur son petit-fils orphelin. 

Avec quelle inquiétude a-t-elle pu voir arriver l'appel anticipé sous les drapeaux de la classe 1918 en avril 1917 ? Emile Lepeltier intègre le 36e régiment d'infanterie le 2 mai 1917 sous le matricule 16813. J'ignore combien de temps a duré sa période d'instruction, mais je suppose qu'elle est largement achevée lorsque son régiment se bat dans le secteur du chemin des Dames, de décembre 1917 à avril 1918. Le 5 juin 1918, Emile change d'affectation pour le 359e régiment d'infanterie. C'est dans cette unité qu'il trouve la mort quelques semaines plus tard. D'après le résumé présenté sur cette unité par Wikipedia, il est loin d'être le seul : "Pendant cette période du 11 juin au 9 août, les pertes du régiment sont très élevées : 12 officiers tués, 10 blessés, 1 disparu, 109 hommes tués, 490 blessés, 56 disparus." Blessé par balles à la poitrine et au bras gauche, il est évacué dans l'Oise, dans la commune de Catenoy, Ambulance 13/16 S.P. 164. Les médecins ne peuvent soigner les lésions graves de la plèvre qui provoquent son décès deux jours plus tard, le 21 août 1918. Emile Lepeltier, vingt ans, est mort pour la France, comme tant d'autres. Sa grand-mère, qui n'a jamais quitté le deuil de son mari depuis 1901, portera aussi le sien jusqu'à sa mort en 1935 à Méry Corbon.

Emile reçoit la croix de guerre avec médaille de bronze le 22 avril 1920, avec la citation suivante : "jeune soldat de la classe 1918, plein d'ardeur et de bravoure au combat". Formule toute faite qui ne dit rien de lui. Je n'ai ni photo ni document signé de la main d'Emile. Je sais par sa fiche matricule qu'il travaillait la terre et qu'il mesurait 1 mètre 65, 1 cm de moins que son père. Mais comment traduire en visage ses cheveux châtains clairs,  ses yeux bleus, son front moyen et son nez rectiligne ? Comment savoir ce que ressentait sa grand-mère à le voir, et puis à s'en souvenir après ce jour fatal de l'été 1918 ? Comment souvent lorsque je me pose des questions impossibles en généalogie, je reviens vers Alain Corbin et son Louis François Pinagot. Il faudrait pouvoir se pencher sur les archives locales, étudier le rôle des femmes pendant cette période à Mery-Corbon et dans le canton. Alors on pourrait peut-être approcher ce qu'a pu ressentir Lucie, sans aller plus loin que le probable. Un site Internet donne quelques indications mais bien peu au moment de la guerre.

Dernière question sans réponse, la sépulture d'Emile. Il ne figure pas dans le dépouillement des sépultures militaire sur le site Mémoires des hommes, ce qui rend probable le fait que sa dépouille a été rendue à sa famille et enterrée localement. Mais existe-t-elle encore ? Lucie est-elle allée s'y recueillir souvent ?

Un autre lieu de mémoire proche porte le nom d'Emile Lepeltier. C'est le monument aux morts de Mery-Corbon, qui comporte 29 noms pour la guerre de 14-18, alors que le village comptait 517 habitants en 1911.

Commentaires

Articles les plus consultés