Sur les traces de mes grands-parents 3 : le carnet d'exode d'Odette Jamet

Ma grand-mère Odette aimait écrire. Elle avait la plume modeste, disant d'elle-même "je ne suis pas une grande littéraire". Elle savait aussi s'exprimer par le dessin ; elle a fait elle-même les premiers plans de sa maison du Mas d'Alhem, à La Boissière, sur du papier millimétré, et dessiné son projet de cuisine. Tout cela remonte à l'enfance.

Odette Jamet est née le 28 avril 1930 à Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, de René Jamet (1891-1933) et Françoise Ménard (1890-1973). J'ai déjà eu l'occasion de retracer la vie de René Jamet, le billet se trouve ici. Les parents d'Odette viennent de la partie bretonne de la baie du Mont-Saint-Michel, de Roz-Sur-Couesnon, mais l'affectation de son père à Caen l'a faite naître en Normandie. Orpheline à l'âge de 3 ans et demi, Odette est élevée par sa mère, aidée de ses soeurs ainées Louise et Renée, dans le village mitoyen du quartier de la Maladrerie à Caen, Saint-Germain-la-blanche-herbe.

Le 6 juin 1944, les troupes alliées débarquent en Normandie. Les plans des alliés sont de prendre Caen rapidement, mais les combats s'éternisent. Comme ils l'ont fait en juin 1940, les civils commencent à fuir la zone des combats. Cet exode est moins connu que celui de 1940 car il n'a concerné que la Basse-Normandie. Beaucoup se sont arrêtés à Trun, dans l'Orne. Certains sont allés beaucoup plus loin, en Vendée ou dans le Massif central. D'autres encore se sont arrêtés où ils pouvaient et ont dû se déplacer encore ensuite. C'est le cas d'Odette et de sa mère à partir du 26 juin 1944.

Odette en avril 1942 au mariage de sa soeur Louise (collection personnelle)

Quelques jours après le début de cette exode, Odette commence un carnet sur des feuilles récupérées qu'elle relie par un clou. Elle a quatorze ans et vient d'obtenir son certificat d'études un mois plus tôt. Son caractère est plutôt raisonnable et elle doit s'ennuyer. Dans son carnet d’exode, Odette a noté quelques impressions. Elle ne l'a pas commencé dès le premier jour et se trouve déjà à près de 50 km de sa maison au début de ses notes. Même si elle ne le dit pas, le périple n'est pas seulement fatigant, il est dangereux, les colonnes de civil sont parfois bombardées par l'aviation alliée qui les confond avec les Allemands en repli.

Odette commence son carnet par un recensement des familles qui cheminent avec elle, que je retranscris ici au cas où d'autres personnes pourraient y trouver leurs ancêtres : 

Famille Boulais­ Vauvet­ Masclet : 

•Jules Boulais, père

•Simone Boulais

•André Boulais, fils

•Louise Boulais 

•Monique Vauvert 

•Ernest Masclet

Famille Jamet : 

•Françoise Jamet 

•Odette Jamet

Famille Leroux : 

•Lucien Leroux 

•Edmonde Leroux 

•Jean­Pierre Leroux

Famille Laisney : laissée à Fel le 5 juillet 1944 

•Emile Laisney

•Eugénie Laisney

•Michel Laisney

Famille Bénard Janique :

•Henri Bénard

•Renée Bénard 

•Jacques Bénard 

•Marie Janique

Famille Jenvrain­Tesnière : 

•Georgette Jenvrain 

•Micheline Jenvrain 

•Pauline Tesnière

Famille Robiale : 

•Germaine Robiale

Famille Leblanc (partie pour Condé­-sur­-Noireau le 23 juin 1944) : 

•Gabrielle Leblanc

Famille Oisel (partie pour Condé­-sur­-Noireau le 23 juin 1944) : 

•Léonce Oisel

Famille Chevalier (partie pour Falaise le 24 juin 1944) : 

•René Chevalier

•Madeleine Chevalier

Certains jours le kilométrage est impressionnant, 20 km le 8 juillet. À chaque étape, le centre de ravitaillement est un passage obligatoire. Munie de ses tickets, chaque famille essaie de se procurer de quoi manger. Entre ce qui fait complètement défaut et les ersatz, il faut se contenter de ce qu’il y a. Le carnet est illustré de 3 dessins rehaussés aux crayons de couleur qui sont présentés à leur place chronologique. Le premier représente sans doute un endroit où elle a dormi. Je reproduis ici ses notes sans rien y ajouter : 

• Lundi 26 juin 1944 après­ midi. Départ. 3 km jusqu’à Norrey­-en-­ Auge. Arrivée le lundi soir chez M. et Mme Gautier.
• Mardi 27 juin 1944 : départ matin. 10 km. Département de l’Orne. Trun. Centre de ravitaillement. Départ après midi. Arrivée à Neauphe­-sur­-Dives le soir.
• Mercredi 28 juin 1944 : départ. 5 km. Chambois. Mercredi après­ midi 2 km. Fel, arrivée le soir. Le maire. M. Buquet.

• Mercredi 5 juillet 1944 : 8 km. Exmes, arrivée mercredi midi. Centre de ravitaillement. Départ mercredi après midi. 7km. Saint­ Germain­-de­-Clairfeuille mercredi soir. Mme Burin
• Jeudi 6 juillet 1944 : départ matin. 5 km. Le Merlerault arrivée jeudi après­ midi. Centre de ravitaillement. Départ jeudi après­ midi. Brullemail arrivée jeudi soir. M. et Mme Gilot.

• Vendredi 7 juillet 1944 : départ matin. 5 km. Arrivée vendredi midi Courtomer. Centre de ravitaillement. Départ vendredi après­midi, 7 km. Sainte­-Escolasse, dans une ferme. 
• Samedi 8 juillet 1944 : départ matin. 6 km. Bazoches. Centre de ravitaillement. Départ après midi, 8 km. Mortagnes. Arrivée samedi soir 17h45 au centre de ravitaillement, départ 19h. 6 km. Arrivée le soir à Parfondeval. Maison particulière La Madeleine.

• Samedi 5 août 1944 : départ l’après­ midi. 3 km. Saint­-Denis­-sur­-Huisne. Maison particulière puis hôtel Cointeaux
• Jeudi 28 septembre 1944 : départ le matin, retour le soir. 10 km. Visite complète de La Chapelle­Montligeon avec André, Louise, Monique [Vauvert], la cousine et moi.
• Mercredi 4 octobre 1944 : départ. 3 km. Chez Mme Guillaume à Champ Roux.

Carte de l'exode de 1944 réalisée en 2015 avec Google Maps

Pendant plusieurs mois, du fait des destructions, les personnes éloignées par l'exode ne sont pas autorisées par les pouvoirs publics à rentrer chez elles. Souvent leurs logements sont soit hors d'usage, soit occupés par des sinistrés. Pour Odette et sa mère, ce sont les deux. Les dossiers d'indemnisation n'existent plus mais les répertoires oui. J'ai pu constater que mon arrière-grand-mère a été indemnisée en 1945 à la fois pour sa maison et pour son contenu. Sa maisonnette a été réparée. Rénovée et agrandie, elle existe toujours. 

Maison de Françoise Jamet à Saint-Germain-la-blanche-herbe  - février 2018 (collection personnelle)