Pierre-Rouge 37 : Les abattoirs

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Montpellier vu du ciel (détail) - le large quadrilatère des anciens abattoirs est ici mis en évidence. Points de repère : en haut à gauche La Chapelle de l'enclos Saint-François, en bas à droite Notre-Dame-des-Tables
(carte non circulée du début des années 1950 - collection de l'auteur)

Je me souviens lorsque j'étais petit garçon d'être allé voir les veaux rue de la Cavalerie, à peu-près à l'endroit où se trouve aujourd'hui le club du 3e âge. Je n’ai pas dû bien faire le rapprochement avec ce que m’expliquait pourtant mon grand-père de ce qui allait leur arriver après, car c’est un souvenir plutôt agréable. Avec le recul, je me rends compte à quel point cela serait totalement impossible aujourd’hui. Les abattoirs ne sont plus des lieux à l’échelle modeste, au cœur des villes, mais des usines excentrées et sécurisées dont l'emplacement ne suscite aucune vie de quartier. 

Et si la consommation de viande est aujourd'hui un sujet de controverse, elle s'imposait à la fin du XIXe siècle comme un droit sacré pour le peuple. Lors de la séance du 27 février 1885 du conseil municipal, l'adjoint au maire M. Jourdan lut un rapport de la commission municipale de la boucherie, qui résume assez bien l'esprit du temps : "La viande est l'aliment par excellence. Si elle est utile au riche oisif, elle est indispensable au pauvre travailleur." Procurer de la viande au peuple, à un prix qu'il puisse payer, est donc un sujet politique. Si le pain et la viande manquent, la tranquillité publique est en danger. 

Détail du plan de Nicolas Chalamandrier de 1772 (Source Gallica / BNF)
On y voit un emplacement de l'ancien abattoir (boucherie) qui n'est pas en cohérence avec les localisations données par les auteurs anciens et les jardins sur lesquels le nouveau a été construit un bon siècle plus tard.

Le cadastre napoléonien de 1814 montre à l’emplacement des futurs abattoirs de grandes parcelles champêtres appelées le Clau de Mascle. Grasset-Morel situe ce clau plus au Nord-Ouest, à l’emplacement de l’actuel enclos Saint-François, mais les plans de tenements conservés aux archives municipales donnent raison au cadastre. 

La Boucherie, comme on appelait les abattoirs sous l’ancien régime, était de 1689 à 1851 sur la rive droite du Verdanson, où se trouvent aujourd’hui le jardin archéologique, le Corum et la grande station de tramway du même nom. Chalmandrier le situe plus loin, de l'autre côté du Verdanson, à un endroit que je n'ai vu attester dans aucune des publications que j'ai consultées. Au début du XIXe siècle, la reconstruction est envisagée, mais le projet est plusieurs fois différé pour des raisons de coût. 

En avril 1847, le projet devient définitifs et on procède aux expropriations notamment des dames Donnadieu et Lunaret. La ville indemnise aussi les fermiers qui louaient et cultivaient ces terres.

Plan de l'abattoir en 1910 (archives municipales de Montpellier 2 Fi 386a)

Lorsque les abattoirs sont inaugurés en 1851, c’est un vrai changement d’époque. Alors qu’auparavant la boucherie était dans des locaux vétustes, exigus et insalubres, les nouveaux abattoirs sont une construction symétrique, d’apparence très rationnelle, où les espaces sont clairement séparés selon leur fonction. La propriété et la direction relèvent de la ville de Montpellier, mais l’exploitation est faite par des personnes privées qui louent les installations. En 1879, il n'existait que quatre marchands de vaches à Montpellier, dont un seul à proximité relative des abattoirs, M. Gout, au 44 bis rue du faubourg Boutonnet. 

Abattoirs de Montpellier - plan daté de 1854 (archives municipales de Montpellier - 1M14)

Le marché aux bestiaux se tient au nord de l'abattoir proprement dit. Il accueille ponctuellement d'autres événements. En 1885, la foire aux chevaux du lundi de Quasimodo (8 jours après Pâques), s'y tient du fait que l'exposition industrielle occupe l'Esplanade, son emplacement habituel. L'abattoir est un passage obligé lorsqu'un événement se passe dans la ville. La cavalcade du 7 juin 1885 en fait une étape incontournable, alors même que son itinéraire a été raccourci pour tenir en 2 heures. Le convoi est composé d'un char avec 7 musiciens montés dessus et d'une dizaine d'artistes du cirque madrilène à cheval : la cavalcade sort de la ville par le Pila Saint Gély, emprunte la rue des glacières (Michel Dernière), la place de l'abattoir (des Beaux-Arts), la rue de la Cavalerie et le pont de Villefranche avant de prendre le boulevard de la Blanquerie, tout juste rebaptisé boulevard Louis Blanc à l'occasion de la mort de Victor Hugo (qui lui se voit dédier le boulevard de la Comédie, tandis que le Cours des Casernes devient le Cours Gambetta). Pour le centenaire de la Révolution, le 14 juillet 1889, la cavalcade part du marché aux chevaux à 14h30, dans un joyeux désordre. Retour au même endroit vers 19h30 pour les chars qui ne s'étaient pas perdus en chemin. 

Lorsque le président de la République, Sadi Carnot, visite Montpellier à l'occasion des 600 ans de l'Université, son cortège passe tout naturellement le 24 mai 1890 par la place de l'abattoir, venant de l'hôpital général en passant par la rue du séminaire (Henri Fabre) et des patriotes (Emile Proudhon) et en repartant par le faubourg de Nîmes. Voici comment L'Eclair décrit la visite présidentielle, qui arrive vers 16 heures "sur la place de l’Abattoir décorée d’une façon rustique en qu’encombre une foule énorme. La voiture de M. Carnot s’arrête, une jeune fille s’avance et lui offre un énorme bouquet, aussitôt commence la danse des Treilles exécutée par des jeunes gens et des jeunes filles du quartier en costume du XVIe siècle. M. Carnot suit, en souriant, les mouvements des danseurs et, à la fin, serre la main au premier danseur et à la première danseuse."

La ville tente d'imposer des normes et des règles d'hygiène. L'accès de l'abattoir est interdit au public, mais il faut si souvent la rappeler qu'elle ne semble guère avoir été suivie. Les autres règlements ne sont pas toujours faciles à appliquer non plus. En 1882, le quotidien monarchiste L'Eclair rapporte que les bouchers n'utilisent pas les voitures fermées prescrites par le règlement municipal, mais des voitures ouvertes qui attirent pendant les mois d'été des nuées de mouches. En 1884, c'est le local où l'on stocke les os avant leur récupération par l'équarrisseur qui attire des plaintes, du fait de la très forte odeur qui en émane, au point que plusieurs bouchers se retirent le 11 août. Certains abattages étaient suspendus l'été. Pour l'année 1887, il est interdit d'introduire en ville de la viande de porc frais ou de la viande de cheval, ainsi que d'abattre ces deux types d'animaux, du 15 mai au 1er octobre. Les années précédentes, l'interdiction se limitait à la période du 1er juin au 25 septembre. Cité par L'Eclair, le maire Alexandre Laissac déclarait : « cette décision a été prise sur les protestations des principaux charcutiers, qui trouvaient que cette viande se décomposait par trop facilement par le temps de fortes chaleurs. » Cela a bien dû s'arrêter à une époque mais laquelle précisément ? Je n'ai pas trouvé de mention de l'entrepôt frigorifique avant 1933 et il ne fonctionnait que pendant les 6 mois d'été. Il n'était pas bien performant, car les troupes d'occupation allemande qui l'avaient réquisitionné en étaient mécontentes au point de demander d'importants travaux au printemps 1944, payés par le préfet et non par la ville, au grand soulagement des autorités municipales.

La ville accorde aux bouchers qui signent son cahier des charges une plaque métallique qui garantit des bêtes "non phtisiques" et une viande de premier choix. Bien peu sont les bouchers qui y ont droit de façon durable. En décembre 1882 ils sont 4, dont un seul dans le quartier : Verdier, rue des Récollets. Les installations vétustes de la halle aux colonnes (actuelle place Jean-Jaurès), sont souvent visitées la nuit par des chiens errants en quête de nourriture. 

En 1885, la commission de la boucherie essaye de renforcer les règles, mais surtout les contrôles et les sanctions si cela s'avère nécessaire. Le règlement ne compte pas moins de 207 articles. La municipalité oppose les détaillants, qu'elle veut se concilier, aux grossistes qui sont des "capitalistes" et qu'elle rend seuls responsables des problèmes d'hygiène ou de tromperie sur la marchandise. Il arrivait - déjà! - que l'on vendît du cheval pour du boeuf. Le maire Laissac s'oppose à ce que l'on conserve les moutons le temps que l'on s'assure qu'ils sont sains : c'est impossible, on en abat entre 200 et 300 par jour, il faudrait des locaux bien plus grands. Le chiffre pourrait sembler exagéré, en fait pas tant que cela. Voici deux exemples pris dans le journal L'Eclair, selon que l'on est dans une période où l'on peut abattre des porcs et des chevaux ou non : pour la semaine du 5 au 12 septembre 1886, ont été abattus : « 14 boeufs français, 98 vaches françaises, 212 veaux, 104 moutons français, 1375 moutons étrangers, 106 agneaux et 82 brebis » ; pour celle du 1er au 7 novembre 1886 : "18 boeufs français, 131 vaches françaises, 129 veaux français, 763 moutons français, 538 brebis françaises, 433 agneaux, 185 porcs, 7 chevaux."

En juillet 1885, la municipalité tente d'imposer aux bouchers de ne vendre qu'une seule qualité de viande et de se spécialiser en 3 classes : haute boucherie, 1ère catégorie et seconde catégorie. Les bouchers détaillants ripostent en exigeant que les bouchers en gros ne leur livrent plus que de la viande de haute boucherie. Les bouchers en gros, qui achètent par troupeaux entiers, refusent cet ultimatum qui leur laisserait une grande partie de la marchandise sur les bras et ripostent en refusant toute livraison aux détaillants. Le 10 juillet, l'abattoir honore ses engagements pour l'armée, les hôpitaux, le lycée et les établissements avec lesquels il est sous contrat. Pour les autres, c'est carême en été. Deux jours plus tard la municipalité Laissac revient provisoirement à l'ancienne réglementation et la grève cesse, après avoir fait le bonheur des poissonniers, des volaillers et des épiciers vendant de l'extrait de viande Liebig. Mais la crise s'installe, entrainant le mois suivant la démission d'un adjoint au maire et de M. Pourquier, inspecteur sanitaire de la ville.

Le 30 avril 1886 sont soumis à adjudication les travaux d'installation d'une boucherie chevaline. Le conseil municipal d'octobre fixe à 2,40 francs le droit d'abattage pour les chevaux. Pour les ânes et ânesses, c'est moitié prix. A cela il faut ajouter 30 centimes pour l'inspection de chaque animal, indépendamment de sa race. Un receveur de l'Octroi est spécialement affecté à l'abattoir pour y percevoir les droits d'entrée. Les locaux sont exigus et ce n'est qu'en 1935 qu'on a accepté d'y installer des toilettes et un lavabo. 

En 1939, le receveur de l'Octroi est M. Gabriel Desfours, qui loge 6 rue Belmont. D'après le tarif de 1939, le receveur de l'Octroi perçoit par tranche de 100 kg vivants : 12 francs cinquante pour les bovins, les chèvres et les boucs, 18 francs pour les veaux, moutons ou brebis, et même 24 francs pour les porcs et truies, mais seulement 15 francs pour les chevreaux. Le calcul des droits ne va pas sans contestation et les chevillards se plaignent dans L'Eclair du 2 novembre 1888 de l'absence de bascule adaptée pour la pesée des porcs ; la balance romaine utilisée est imprécise et pas toujours dans un sens qui ferait baisser les droits d'octroi. Le maire Laissac promet mais à l'été 1889, les chevillards se plaignent encore au même sujet..

Tout est valorisé : les tripes, les peaux, mais aussi le fumier produit par les bestiaux, adjugé par le conseil municipal à la veuve des Hours-Farel en 1887 et 1888.

Abattoirs de Montpellier - plan daté de 1854 (archives municipales de Montpellier - 1M14)

Les chevillards sont au coeur de l'activité de l'abattoir. Ce sont des grossistes qui achètent les bêtes sur pied, les abattent et revendent la viande aux détaillants. Tous n’avaient pas le même niveau d’activité et de revenus, les relations pouvaient être conflictuelles. Chaque chevillard avait son équipe de garçons bouchers, et de tripières, cette activité étant traditionnellement plutôt féminine. C’était un travail éprouvant, physique. Il n'y avait pas d'engins de levage et il fallait soulever les carcasses à bras d'hommes. Il a pourtant existé des treuils, puisque le 1er août 1884, le conseil municipal renvoie le remplacement de ceux qui existent en commission ; il s'agissait de mettre en place 18 treuils à double engrenage d'une puissance de 1000 cv. La réglementation du travail était rarement respectée aux dires des témoins interrogés par l’association de quartier pour son livre. A la fin des années 1920, l'abattoir était ouvert 49 heures l'été, 54 heures l'hiver. Le repos du dimanche est resté un sujet de revendication jusqu'en 1933, année où les personnels obtiennent la semaine anglaise, avec le samedi après-midi non travaillé. Les progrès dans le transport et la conservation, notamment les locaux frigorifiques, ont permis cela.

L'actuelle place des beaux arts vers 1910 (carte postale non circulée, collection de l'auteur)

La place des Abattoirs (actuelle place des Beaux-Arts) a toujours été un lieu animé et festif. Le 10 mai 1888, à l’occasion de la fête patronale des bouchers, outre une aubade aux bouchères des Halles qui reçoivent aussi un fouasset en cadeau, il y eut sur la place un grand bal « gracieusement décoré » dit L’Eclair et l’entrée de l’abattoir était « ornée de mats et d’oriflammes »

C'était aussi le lieu d'un des neuf bals populaires organisés le soir du 14 juillet 1888. Le comité d’organisation s’est réuni le 8 juillet au café Maxime, sur la place. C'est Le petit méridional qui donne le programme complet des festivités :  Le 13 au soir, salves d’artillerie et de mousqueterie annonçant la fête. A 21 heures, tour du quartier et aubades aux citoyens présidents d’honneur. Le 14, au lever du soleil, salves d’artillerie et de mousqueterie. A 14h00, jeu de quilles pour les dames, à 15h30 c’est le tour des hommes. A 17h00 partie de boules en 15 points opposant deux équipes de 3 hommes autour d'un enjeu "d'au moins 10 francs". A 17h30, course en sac pour les enfants. Nouvelles salves au coucher du soleil avant une retraite aux flambeaux à 21h00, suivi du décollage du ballon « La Revanche » à 21h30. Le bal est ensuite ouvert par la marseillaise. Feu d’artifice à 22h30. A la clôture du bal, dont l’heure n’est pas précisée mais qui doit être assez avancée, il est offert un « punch démocratique » au président d’honneur du comité et une quête est organisée au profit du sou des écoles laïques.

Un projet de reconstruction complet est mis au concours entre juin et octobre 1913, il ne sera pas exécuté, la Grande guerre survenant quelques mois plus tard.

Louis Valérian, architecte à Oran - projet non réalisé du concours de 1913 pour la reconstruction des abattoirs
(archives municipales de Montpellier série M, non côté)

En 1922, on installe l’éclairage électrique. Il est peu satisfaisant, mal protégé et il arrive fréquemment qu’un déplacement de carcasse brise une ampoule. Le travail à l’abattoir se faisant beaucoup de nuit, les employés dès les années 1930 se plaignaient de ne pas y voir assez clairement.

Dans les années 1920, on réfléchit à des mesures à prendre contre les rats. M. Dedieu, le directeur qui est vétérinaire, écrit au maire « Les rats ont crevé, en plusieurs endroits la croûte formant le sol. Ils règnent en maîtres dans nos salles, dévorant tout ce qu’ils trouvent, mais s’attaquant surtout à la viande pendue aux crochets, et notamment aux gigots de moutons et aux cuisseaux de veaux, occasionnant ainsi des pertes très appréciables.» On envisage de pratiquer la dératisation par des gaz toxiques, mais on craint qu’ils n’imprègnent la viande et la rendent impropre à la consommation. Il est aussi question de remplacer la mince couche d’asphalte du sol par un épais ciment coulé, et de poser des plaques métalliques de blindage au bas des portes de bois. Le vétérinaire municipal le réclamait déjà en 1925. Le temps passe et on bricole sans travaux d’ampleur ni vision d’ensemble. 

Lors de la construction en 1851 il n’a été prévu ni vestiaires, ni lavabos, ni douches. En 1932, comme l’idée de travaux d’ampleur est abandonnée du fait de la crise économique, la mairie fait réaliser des travaux d’installation de douches chaudes, dans une ancienne confiserie d’olives attenante à la caserne des hussards, le magasin n°53. En plus l’emplacement permet une « certaine surveillance dans le cas ou des étrangers à l’abattoir voudraient profiter gratuitement de ces douches ». En effet, les bains douches municipaux du faubourg de Nîmes sont tout proches, mais vétustes et bien sûr payants. La municipalité prévoyait de les moderniser, mais en mêlant à ce projet celui d’une piscine, la polémique engendrée par ces travaux coûteux et perçus comme inutiles par beaucoup, fit capoter l’ensemble du projet. Pour ce qui concerne les douches chaudes des abattoirs, les travaux ont bien été payés, pourtant en 1948, il n'est pas fait mention de ce local d'après Marie-Christine Gaignard. Une manière de pousser à la modernisation par omission? 

L'hygiène est une préoccupation réelle, même si ses critères ne sont pas les nôtres. Les bêtes sont inspectées à l'arrivée et des locaux spécifiques sont prévus pour isoler les sujets malades. 

La place de l'abattoir, actuelle place des Beaux-Arts, vers 1900
(carte non circulée - collection de l'auteur)

Le passage des troupeaux : 

Le bétail traversait la ville depuis la gare des marchandises jusqu’aux années 1950, la réglementation sur le transport des animaux changea alors de façon beaucoup plus restrictive. Le Petit méridional réclamait le 11 mars 1882 "une station pour les animaux au faubourg de Nîmes, à côté des lavoirs". Les projets d'un quai de déchargement des bestiaux branché sur la voie de la route de Nîmes ne semblent jamais avoir pu aller jusqu'au bout. Il existait encore au début des années 1980 un petit édifice assez joli qui était une halte aux bestiaux sur les plans anciens. J'ignore s'il a vraiment servi un jour. 

Le Petit méridional donne l'itinéraire habituel des troupeaux en 1882: "À travers la rue Maguelone, la place du théâtre et le boulevard de l’Esplanade." Pendant des décennies, le passage des troupeaux était donc un spectacle familier en ville, qui donnait parfois lieu à des incidents que les journalistes de faits divers peignaient avec humour. Le conseiller municipal Miégeville ironise, en janvier 1886, en racontant qu’un industriel a été projeté par un taureau à quelques mètres et qu’au café Glacier, on a vu apparaître en terrasse un client inconnu qui s’est présenté sous la forme d’un boeuf. Il demande en conséquence que le bétail ne puisse passer sur cet itinéraire que de nuit. Le maire Laissac le lui promet mais sera incapable d’honorer cet engagement. Pourtant un arrêté municipal défend de passer par l'Esplanade. Mais les habitudes sont difficiles à contrer et L'Eclair s'indigne dans son édition du 16 septembre 1883 : "Hier soir, à 7 heures encore, plus de 120 moutons, se dirigeant vers l’abattoir, menés par des conducteurs, ont traversé la première allée dans toute sa longueur". 

Les accidents ne sont pas rares, mais ils ne font la plupart du temps que des dégâts matériels, comme celui-ci que relate L'Eclair le 13 décembre 1887, « Hier soir, vers 3 heures et demie, un troupeau de boeufs qu’on conduisait à l’abattoir sortait de la gare de la grande vitesse. Deux de ces animaux se sont précipité sur les chevaux attelés à un fourgon du génie, chargé de mobilier. Les chevaux, effrayés, se sont subitement retournés, et le fourgon a chaviré. Le mobilité a été précipité sur le sol et le brancard du fourgon brisé. » Quelques jours plus tard, une génisse que l'on conduisait à l'abattoir s'échappe vers 10 heures et ce n'est qu'au bout de quatre heures d'effort que les hommes lancés à sa poursuite peuvent la maîtriser route de Toulouse. Quelques jours encore et c'est une vache qui s'échappe, au grand amusement des écoliers qui la poursuivent puisque c'est jeudi. Mais ce n'est pas toujours un jeu d'enfant que de capturer une tête de bétail en divagation. A l'automne 1885, un enfant qui jouait au mauvais endroit est grièvement blessé en recevant des coups qui étaient destinés au bétail. 

Sur un ton plus léger, le 26 janvier 1882, Le Petit Méridionnal publie une chronique locale sous le titre "Course de vaches improvisée" : "Avant hier, au boulevard de l'Esplanade, un troupeau composé d'une vache et d'une douzaine de moutons, s'est tout à coup mis en fuite. Quelques jeunes gens ont profité de l'occasion pour s'emparer de la vache et pour organiser une course dans la rue du Musée. Fort heureusement, quelques passants ont mis fait à cette scène de tauromachie, qui pouvait amener quelque accident." 

Les faits divers sont aussi remplis de découvertes pas toujours ragoûtantes. Le 21 septembre 1883, L'Eclair rapporte que "hier soir ont été saisis à la gare 8 porcs arrivés morts. Ils ont été conduits à l’enclos d’équarrissage après vérification de l’inspecteur des comestibles". 

A l'inverse, parfois, le passage des bêtes est utilisé pour faire ce que l'on n'appelait pas encore de la publicité. Le jeudi 10 avril 1884, L'Eclair publie une brève qui a tout du publireportage : "Hier, nos concitoyens ont pu voir passer dans les rues de la ville trois magnifiques boeufs, promenés au son du hautbois et du tambourin. Ces animaux, qui excitaient l’admiration des passants, appartiennent à MM Dessales et Lacélarié, bouchers, et seront abattus à l’occasion des fêtes de Pâques." Le lendemain, onze autres boeufs appartenant à 5 bouchers ont ainsi été menés par la ville. 

Des années plus tard, l'épidémie de fièvre aphteuse de 1957 menace l’activité des abattoirs et l’approvisionnement en viande de la ville. A cette occasion, le transport entre la gare et l’abattoir est organisé par la route, à l’intérieur de camions bétaillères, selon un itinéraire invariable, afin d’éviter tout contact avec des bêtes éventuellement contaminées.


L'approche de la vie quotidienne des abattoirs par les archives est incertaine. L'article 142 du règlement municipal dispose bien que qu'il est formellement interdit de brutaliser les animaux avant et pendant l'abattage, mais cela semble aussi illusoire hier qu'aujourd'hui. On a renoncé en revanche à l'interdiction de chanter dans l'abattoir, prévue au règlement mais sans doute impossible à appliquer. 
Les plans sont rigoureux sur le papier, leur mise en oeuvre et les solutions bricolées sur le terrain plus difficiles à retracer. C'est tout l'intérêt de la démarche de Marie-Christine Gaignard que d'avoir recueilli des témoignages oraux qui viennent donner du détail et de la couleur aux archives. Au hasard des dossiers du bureau de l'architecture de la ville de Montpellier et des articles de L'Eclair ou du Petit méridional, on trouve cependant des traces de ces usages pas toujours rationnels. Par exemple, le 24 mai 1886, le maire Laissac annonce qu'il fera porter à l'abattoir les canalisations non utilisées dans les travaux du château d'eau pour les mettre à l'abri des vols. 

Dans la nuit du 1er au 2 octobre 1885, la fourrière de l'octroi est fracturée et 5 futs d'alcool de contrebande sont dérobées. En 1928, la fourrière de l'octroi est supprimée. Elle était très rarement utilisée et occupait l'ancienne triperie n°18 à l’angle sud est de l’abattoir, donnant sur la rue de l’abattoir. La triperie est rendue à son usage primitif. En 1930, la mairie se prépare à prêter un terrain au bord de la parcelle des abattoirs à la ligue montpelliéraine de protection des animaux, pour y faire un refuge de chiens et de chats. Après discussion, le terrain aurait mesuré 40 mètres de long sur 10,20 mètres de large et la ville se serait réservé le droit d’en réquisitionner une partie pour y faire sa fourrière. Mais l'enquête de voisinage est défavorable à cette création et la préfecture finit par y mettre son veto en décembre 1930.

Dans tout cela, la souffrance animale est comme absente. Quelques témoignages en donnent une idée en creux. Seule mention dans les archives, en 1933 le directeur de l'abattoir souhaite acheter une pince électrique pour étourdir les bêtes avant de les saigner et la mairie se préoccupe seulement de savoir qui paierait l'électricité. La facture du téléphone est elle bien acquittée sur le budget de fonctionnement. En 1939 il fallait demander le 53-27 pour obtenir le directeur M. Dedieu. 

Après guerre, on espère encore un temps pouvoir se contenter de rénover les locaux existants. C'est ce que prévoit un projet de 1951. Dans l'attente d'une décision, on continue à bricoler : réparation des appareils de levage dans les salles d’abattage, surélévation de la clôture et changement des serrures suite à des incursions nocturnes en mars 1951. On cherche toujours à discipliner les usagers qui ne respectent pas les règlements. En 1950, les balayeurs municipaux se plaignent de ce que « les usagers de l’abattoir, en bordure de la rue Bernard Délicieux, sans aucune gêne jetaient à la rue des sabots de pieds de veaux et de moutons. De plus il ne balaient pas les débris de fagots qui leur sont livrés pour les besoins de leur profession. »


En 1952, un ultime rapport du directeur dénonce des conditions d'exploitation d'un autre temps. « Les animaux entrent – ou sortent – librement, au gré de leurs propriétaires, locataires de la ville. Une grande partie du marché, par ailleurs, a été occupée par divers services municipaux (voierie, architecture), qui y entreposent en permanence divers matériaux (…) (pavés, tas de sable, plaques d’égouts, bordures de trottoirs, vieilles statues, moellons, canalisation etc, etc), sans parler des tombereaux de l’entreprise de balayage public. Parmi ce fouillis, les bouchers amènent des moutons, les marchands de porcs, des cochons. La surveillance ne peut être qu’illusoire, exercée en principe par une ‘’concierge’’, Madame Henri Fauquier (épouse d’un agent d’entretien de l’abattoir logé), qui reçoit pour ce service une indemnité de 1200 francs par an. Et même si cette ‘’concierge’’ voulait s’opposer à la sortie des moutons nords africains, elle n’aurait aucune autorité pour le faire. » 


Les "nouveaux" abattoirs vus du ciel (photo aérienne © IGN 1963)
On distingue bien au sud l'espace laissé libre et pas encore occupé par les immeubles de la Sonacotra.

On devine aussi les toitures à redans partiels (ou sheds) des nouveaux bâtiments qui doivent permettre l'entrée de la lumière naturelles

Les nouveaux abattoirs (1956-1984)


Après des années de projets inaboutis, une décision de principe est prise en 1953 et le 8 juillet 1955, la municipalité Zuccarelli confie à la société BETAC l’étude du projet de construction des nouveaux abattoirs. C’est un architecte établi à Biarritz, André Lesgourgues, qui supervise les travaux de gros oeuvre entre novembre 1956 et novembre 1958. Construits de 1956 à 1960 pour 424 millions d'anciens francs, les nouveaux abattoirs sont reconstruits par tranche afin d'éviter l'interruption de l'exploitation. Une fois l'opération achevée, les 6500 m2 de bâtiments apparaissent alors bien modernes. En 1960, on y abat 5150 tonnes de viande. Il y a pourtant quelques problèmes de rodage : des compresseurs frigorifiques s’arrêtent inopinément en 1961 et en mars de cette année là, la réception définitive des travaux n'a toujours pas eu lieu. 


Le docteur Dedieu est toujours directeur en 1958, pendant les travaux du nouvel abattoir. M. Vallat lui succède. Mais c'est une autre époque qui s'ouvre. Le travail en équipe autour des chevillards recule. Certains d’entre eux se regroupent dans le comptoir des viandes de Montpellier (COVIM). En décembre 1978, Montpellier votre ville fait état d’une concertation lancée sur le devenir de l’abattoir. Service municipal assuré par quinze employés municipaux dans le cadre d’une régie municipale directe, l’abattoir ne traite plus que 3500 tonnes de bétail par an, alors que la consommation de la ville représente trois à quatre fois ce poids. L’exploitation est structurellement déficitaire et la crainte que la disparition de l’activité ne provoque celle du quartier est mise en avant. 

Les abattoirs ferment le 31 décembre 1984. Une partie de la surface est temporairement aménagée en parking gratuit pendant les travaux du Verdanson. 

L'ASBAM

Monde professionnel clos, avec son argot, des bizutages, l’abattoir est aussi un support de vie associative et sportive. L’ASBAM existe depuis 1958, seul le sens du sigle a changé, l’association sportive boucherie alimentation Montpellier étant devenue l’association sportive Beaux-Arts Montpellier. A la fin des années 1979, l'ASBAM proposait du football masculin, du volley ball et du hand ball pour les deux sexes ainsi que de la pétanque et du cyclotourisme. Au départ sans salle ni vestiaire, l’association bénéficie par la suite d’un gymnase. Ses événements sportifs mais aussi ses lotos et ferrades étaient des événements importants de la vie du quartier. Au carnaval 1979, le char de l'ASBAM avait demandé plus de 300 heures de travail.

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L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.

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