Pierre-Rouge 50 : la villa Pierre-Rouge et la famille Grasset

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La villa Pierre-Rouge dans son environnement actuel (2 mars 2021 - cliché de l'auteur)

Je suis longtemps passé tous les jours devant cette maison sans penser qu'elle avait accueilli des occupants célèbres. J'ai vu lotir son parc ; les deux immeubles des "jardins de Nazareth" sont venus isoler la vieille maison sur un terrain qui reste un joli jardin plein d'ombrage et de vieux arbres. Dans un appartement que louait mon père dans l'un de ces deux immeubles, j'ai vécu la soirée électorale du premier tour des présidentielles de 2002. 

La villa Pierre-Rouge a été il y a quelques années joliment ravalée, même si une extension de façade est venue altérer l'harmonie de l'architecture initiale. C'est à travers les deux figures importantes de ses premiers occupants que je voudrais aujourd'hui l'évoquer. Je remercie l'amicale curiosité de Renée-Claude Sutra de m'avoir conduit à m'intéresser à cette maison. 

Joseph Grasset

Portrait du professeur Grasset par Cairol publié en 1912
(collection de l'auteur)

La villa de la Pierre-Rouge était une villégiature pour Joseph Grasset, qui vivait en semaine 6 rue Jean-Jacques Rousseau.

L'immeuble de la rue Jean-Jacques Rousseau qui porte la plaque en hommage au professeur Grasset (décembre 2021, cliché de l'auteur)

Né le 8 octobre 1849 à Montpellier, fils d'un vérificateur des douanes et petit-fils de notaire, Joseph Grasset est issu d'un milieu aisé où la religion catholique est prise au sérieux. Il fait ses études au lycée de Montpellier, où il bénéficie de l'enseignement d'Alfred Fouillée, jeune agrégé de philosophie qui ne passe que deux ans à ce poste. C'est à cette époque que Grasset remporte "le prix de l'empereur", qui le dispense de service militaire. Au-delà des cours magistraux, Grasset aime évoquer les longues et instructives promenades avec son maître entre l'Esplanade, le Jardin des Plantes et le faubourg Boutonnet où logeait Fouillée. Malgré son seul échec, celui de l'entrée à l'école pratique d'anatomie, Grasset poursuit ses études à la faculté de médecine de Montpellier. 

Ceux qui l'ont connu ont été marqués par son amour pour sa ville natale, son humour, y compris sur lui-même. Au physique, Robert Dumas le décrit ainsi : "Son visage expressif est très particulier. Les cheveux sont roux, hauts et drus et les yeux vifs derrière de petites lunettes d'or." Grasset lui-même se décrit comme un "bénédictin narquois"

Chef de clinique à la faculté de Montpellier en 1873, Joseph Grasset obtient l'agrégation en 1875. C'est en 1881 qu'il devient professeur. Le 24 mai 1890, lorsque le président de la République Sadi Carnot vient inaugurer le nouvel hôpital Saint-Eloi, Joseph Grasset fait partie du comité d'accueil. 

En 1895, il est fait chevalier de la légion d'honneur. En avril 1912, il est élevé au grade d'officier. 

Le grand public le connait surtout à son époque pour un ouvrage de psychiatrie Demifous et demiresponsables, paru en 1907, qui aborde la question de la responsabilité pénale des fous et lui vaut la caricature dans le goût de l'époque que voici : 

Caricature de membres de l'Académie de Médecine (Paris) réalisées par Hector Colomb sous le pseudonyme Hector Moloch (signant B. Moloch) et publiées dans la revue "Chanteclair" 
(recadrage de la numérisation faite en 2015 par 
Nestorrefacteur)

Grasset lui-même appréciait cette "jolie image de Moloch" et se déclarait honoré par les critiques et les caricatures, pourvu que leurs auteurs aient du talent, disant que cela lui donnait "l'illusion de la célébrité".

Illusoire la célébrité de Grasset ou bien est-on en présence d'une modestie d'homme bien élevé ? L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, qui avait lui aussi des attaches montpelliéraines, disait à Mathieu Séguéla « A Montpellier, un professeur c’était quelqu’un ; il y avait tout en haut de la pyramide sociale les hauts enseignants de la faculté de médecine. Médecins ou chirurgiens universitaires étaient les dieux locaux, auxquels, selon l’âge, on sacrifiait la prostate ou l’amygdale. Malade, un employé des Postes ne disait pas : « je suis allé chez le docteur », mais « j’ai été voir le professeur ». Le professeur Grasset était bien une célébrité et un notable, comme en témoigne encore l'avenue du professeur Grasset, qui marque la limite occidentale du quartier Boutonnet, de la colonne Saint-Eloi à la station de tramway du stade Philippidès.

Joseph Grasset entretient des relations dans la bonne société montpelliéraine. Le 31 juillet 1895, il est le témoin du mariage religieux de son cousin Charles Anduze avec Françoise Castan-Mion, à la chapelle de l'école libre du Sacré Coeur (aujourd'hui disparue, à l'emplacement de la Poste Rondelet).

Les étudiants en médecine suivaient les leçons de pathologie et de thérapeutique générale du maître, mais lui se spécialise en médecine interne, par des travaux sur la moelle, notamment liés aux séquelles de ce que nous appelons aujourd'hui des accidents vasculaires cérébraux (AVC). 

Ses travaux de psychiatrie - il avait été l'élève de Charcot - participaient à l'avancement des connaissances de son temps. En revanche, son attrait pour le paranormal est très décalé pour un lecteur actuel. En effet, Joseph Grasset s'intéresse également à l'occultisme. Certes, ce scientifique de renom dénonce les fraudes et les faux médiums mais il semble aussi fasciné par son objet d'études et persuadé qu'un jour pas si éloigné, on pourra prouver scientifiquement des phénomènes comme la suggestion mentale, la transmission de pensée ou la lévitation d'objets. Est-il si étonnant alors de lire sous la plume de son élève le professeur Rauzier le curieux hommage suivant : "Autant préoccupé du moral que du physique, connaissant mieux que personne les mystérieux détours de (l')appareil nerveux (...), vous réalisez sur la plupart de ceux qui vous consultent un suggestion véritable, souvent supérieure dans ses résultats aux bienfaits de la matière médicale". Grasset thaumaturge ? Ce n'est que l'un des hommages qui lui sont rendus pour fêter ses trois décennies de carrière universitaire.

Buste du Professeur Grasset par Injalbert (1912, cliché Cairol, collection de l'auteur)

Le 18 avril 1912, un témoignage de reconnaissance inédit dans les annales universitaires locales lui est rendu dans le "palais universitaire", l'ancien hôpital Saint-Eloi, aujourd'hui rectorat de Montpellier. L'hommage est unanime : le cardinal de Cabrières, ardent monarchiste, est présent aux côtés des autorités républicaines. A cette occasion, un buste en marbre par Injalbert et une médaille commémorative sont dévoilés. Plusieurs discours, par la suite imprimés, permettent de suivre cet événement. Le Recteur Benoist insiste sur le rôle, souvent informel, joué par Grasset dans la formation de ses étudiants : "une conversation en sortant de l'hôpital, un mot jeté en passant, un bon conseil donné à un étudiant qui tâtonne, voilà des petits faits, que nulle histoire n'enregistre, et peuvent être décisifs pour l'orientation d'une carrière, pour l'affermissement d'une vocation". Par ses publications, sa participation à des congrès ou à des commissions officielles, le professeur Grasset a contribué au rayonnement de la ville. 

Médaille commémorative de 1912 en l'honneur du Professeur Grasset (collection de l'auteur)

Le 1er décembre 1916, les Grasset ont la douleur de perdre leur fils Roch, âgé de 22 ans, brigadier pilote aviateur à l’école d’aviation du Camp d’abord, la toute première école de pilotage en France.

Joseph Grasset est décédé le 7 juillet 1918 à son domicile de la rue Jean-Jacques Rousseau.

Façade ouest de la villa sur la rue du jeu de mail des abbés (8 août 2019 - cliché de l'auteur)

Femme de notable, l'épouse de Joseph Grasset, née Françoise Jeanne Philomène Barre, se signale par ses bonnes oeuvres. Elle est en cela fidèle aux habitudes de son père et de son oncle, l'abbé Barre, un des fondateurs des conférences Saint-Vincent-de-Paul. Pour la vente de charité de la compassion, Mme Joseph Grasset tient à plusieurs reprises le stand des ouvrages, dans le foyer du théâtre en mai 1893 et en plein air au Peyrou en mai 1895. C'est elle qui est la propriétaire de la villa Pierre-Rouge, dont il semble qu'elle a acquis le terrain en décembre 1879 pour la somme de 2500 francs. A ce prix là, le terrain devait ne comprendre qu'une ruine.

La parcelle est portée au cadastre napoléonien au numéro C 243. Il existe une description de la maison plus modeste qui préexistait. En effet, l'ancien banquier David Levat a fait saisir cette propriété en le 18 juin 1855. La précédente propriétaire était Marie Virginie Chabannes, épouse de l’entrepreneur maçon Pierre Coudougnac. Malgré appels et procédures, la maison devient disponible pour la vente en avril 1856. Elle est décrite ainsi par la publicité légale : « Une maison d’habitation et sol, cave, four, poulailler, puits et jardin potager (…) au tènement Pierre Rouge ; elle est construite en pierre rasée, à chaux et sable, sauf les chambranles des ouvertures qui sont en pierre de taille ; elle a quatre façades apparentes et un étage au dessus du rez-de-chaussée. A la façade qui donne au nord, au devant de laquelle on arrive en s’introduisant par une porte qui donne sur l’ancien chemin de Castelnau, se trouvent trois ouverture et au premier étage deux fenêtres ; à la façade qui donne à l’ouest se trouve une fenêtre qui donne sur une terrasse ou galerie supportée par des montants en bois et entourée d’une balustrade en bois ; à la façade qui donne au sud se trouvent deux ouvertures. Le tout est recouvert en tuiles par son toit, qui forme trois pentes ; elle déverses les eaux au nord et au sud sur le jardin où est assise la maison et sur le chemin dit Jeu-de-mail des Abbés (…) et a une contenance, avec le jardin de huit ares soixante douze centiares. Le tout est clôturé en partir par un mur bâti à chaux et à sable ayant une hauteur de deux mètres environ. » Le revenu estimé est de vingt cinq francs pour la maison et trois francs trente-huit centimes pour le jardin. La mise à prix est de mille francs.

A droite du carrefour de la Pierre-Rouge, la villa du professeur Grasset sur le plan de ville par l'architecte Kruger (1896 - Source BNF Gallica)

Absente du plan de 1877, la villa est bien présente sur celui de 1896, sans que j'ai pu trouver ni l'année exacte de sa construction ni l'identité de son architecte. 

Plan d'alignement de la rue du jeu de mail des abbés 
(1934, archives municipales de Montpellier 10 Fi 12 - cliché de l'auteur 22 octobre 2018)

Mme Grasset survit au grand homme jusqu'au 12 octobre 1933. Le Sud, journal républicain du matin, fait ainsi son éloge funèbre dans son édition du 13 octobre 1933 : « Femme d’intérieur, très modeste, très attachée à ses devoirs d’épouse et de mère, très charitable, Mme Grasset fut pour le professeur éminent une collaboratrice parfaite et une femme de bien rare mérite ». Le journaliste devait penser, comme le professeur de philosophie de Joseph Grasset, Alfred Fouillée, que « La femme capable de donner de beaux enfants fait plus pour l'humanité que celle qui a subi l'examen du baccalauréat. »

Le mobilier de son domicile est alors assuré pour 15.000 francs, celui de la villa Pierre-Rouge pour 4000 francs. La villa, son jardin et ses dépendances (46 ares et 30 centiares) est portée à la succession pour une valeur vénale de 220.200 francs.

Souvent inondée comme le reste du carrefour de la Pierre-Rouge, l'entrée de la villa se retrouve en contrebas du niveau de la chaussée depuis la construction de la ligne 2 de tramway
(août 2019 - cliché de l'auteur)


Bernard Grasset

Né en 1881 à Chambéry et mort à Paris en 1955, Bernard Grasset est pourtant montpelliérain une partie de sa vie et a laissé le témoignage d'une relation complexe avec son oncle Joseph. 

Portrait de Bernard Grasset paru dans La Vie montpelliéraine le 5 avril 1924 (Source Gallica BNF)

Décrivant la jeunesse de Bernard Grasset, son biographe Jean Bothorel évoque "les séjours à Montpellier dans la maison, la Pierre-Rouge, de son oncle Joseph Grasset". Il y retrouve sa grand-mère "Bounette" (Marie Grasset, née Estor, 1826-1896) et de nombreux cousins et cousines. Pierre Grasset, le fils de Joseph, décrit ainsi les jeux qui se déroulent dans le jardin "notre jeu favori est la course de taureaux. (...) Nous jouons souvent à cache-cache courant, quelquefois à colin-maillard, à chat perché. Nous nous amusons souvent aussi aux voleurs. C'est pour cela que nous nous sommes fabriqués une cabane... Le soir, après souper, nous jouons avec les grandes personnes à des jeux d'esprit aussi amusants les uns que les autres. A 9h30 tous les enfants vont se coucher. "

Le 30 avril 1896, le père de Bernard Grasset décède après une longue maladie. Joseph Grasset accueille la famille, sauf Bernard, sur le point de passer le bac à Chambéry, où il reste comme pensionnaire. C'est donc une fois son bac en poche qu'il rejoint Montpellier en juillet 1897, peu à l'aise d'être aussi proche de son oncle Joseph, "l'un de ces géants à l'ombre desquels rien ne pousse" écrit-il plus tard. Pendant un an, Bernard Grasset interrompt ses études et soigne une grave dépression à Remoulins, avec les moyens d'un temps où l'hydrothérapie n'était pas douce pour ses patients. Et c'est une nouvelle raison pour lui d'en vouloir à son oncle Joseph, qui "ne trouva rien de mieux de me confier à un spécialiste de son espèce quand je n'avais besoin que d'affection et de distraction". Pourtant, toute sa vie, Bernard Grasset fait des séjours réguliers dans des établissements de ce genre. Bernard Grasset ne s'inscrit à la Faculté de droit de Montpellier qu'à la rentrée 1898.

Licencié en droit en 1901, il est inscrit au barreau de Montpellier en 1902 et prépare une thèse qu'il soutient en 1905. Après une brève expérience à la Société générale à Reims, il rentre à Montpellier aux côtés de sa mère qui meurt le 13 octobre 1906. Bernard Grasset quitte Montpellier en février 1907 pour s'installer à Paris où il fonde les éditions nouvelles. 

D'après le bibliophile Guy Barral, c'est pour son ami montpelliérain Henry Rigal que Bernard Grasset devient éditeur. Rigal a écrit Mounette, bref roman de 92 pages autour d'une jeune fille croisée sur l'Esplanade. Il n'aurait été vendu qu'à 200 exemplaires ce roman publié en 1908. Grasset publie un recueil de poèmes de Rigal en 1909. Ce dernier décède en 1914 à 31 ans. 

Henry Rigal n'est pas le seul héraultais publié par Bernard Grasset. Il y eut aussi Pierre Grasset, son cousin, fils de l'oncle Joseph, Paul Vigné d'Octon ou l'agronome Kuhnholtz-Lordat, qui vivait rue Saint-Vincent-de-Paul.

Bernard Grasset sollicite encore l'aide financière de son oncle Joseph dans les débuts de sa maison d'édition. Mais très vite le succès est là, avec deux premiers prix Goncourt en 1911 (Monsieur des Lourdines d’Alphonse de Châteaubriant) et en 1912 Filles de la pluie d’André Savignon. En 1913, Bernard Grasset publie à compte d'auteur et, semble-t-il, sans l'avoir lu Du côté de chez Swann de Marcel Proust.

Dispensé du service militaire, Bernard Grasset est mobilisé en août 1914. Sa fragilité nerveuse le conduit à l'hôpital militaire de Rodez. Joseph Grasset intervient pour faire transférer son neveu à Montpellier. Il souffre selon lui "d'obusite". Bernard Grasset ne reprend ses activités d'éditeur qu'en décembre 1918. S'en suivent des années fastes. Grasset édite André Maurois, François Mauriac, Henry de Montherlant, Paul Morand, Louis Hémon, dont le roman Maria Chapdelaine est le grand succès de l'année 1921 avec près d'un million d'exemplaires vendu. Citons encore Le Diable au corps de Raymond Radiguet, L'Or de Blaise Cendrars, La colline de Jean Giono, André Malraux ou le montpelliérain Joseph Delteil. D'autres prix Goncourt suivent, Maurice Genevoix en 1925 pour Raboliot, Joseph Peyré en 1935.

Bernard Grasset avait mal vécu le testament de sa mère qui avantageait ses soeurs, pratique pourtant courante dans un milieu où, les femmes ne travaillant pas, il fallait les doter. Bernard Grasset a de nouveaux griefs contre sa famille en 1934. Dépressif, multipliant les procès, poussant à bout ses collaborateurs, Bernard Grasset est un temps empêché juridiquement de diriger ses affaires. En juin 1945, l'écrivain Julien Green dîne avec un M. Amic à New York qui lui dit "Comment s'appelle l'éditeur parisien qui est sujet à des crises de folie ?". Et Green de commenter dans son journal : "Un Parisien oublier le nom de Grasset!". Pas un mot malgré le contexte sur la collaboration qui a terni la mémoire de l'éditeur.  

"Ni héros ni lâche", dit son biographe Jean Bothorel, Bernard Grasset est condamné à la Libération à la dégradation nationale à vie et à la confiscation de ses biens. Il a mis un peu trop de zèle à répondre aux demandes de l'occupant, fait des déclarations de soutien à l'hitlérisme et publié des écrivains collaborationnistes comme Pierre Drieu La Rochelle. A-t-il fait plus et pire que ses confrères ? Ce sont trois lettres données aux autorités et son propre ouvrage A la recherche de la France, qui le font condamner. Bernard Grasset n'est définitivement amnistié qu'en octobre 1953. Il a eu le plaisir de lancer après-guerre la carrière d'Hervé Bazin. Pourtant, même reconstituée, sa maison d'édition n'a plus les moyens de son indépendance et il doit la céder en viager à Hachette en 1954. Bernard Grasset décède douze mois plus tard.

En 2021, les éditions Grasset revendiquent un catalogue de 6500 titres et publient 160 ouvrages par an, dont une bonne moitié de littérature.

L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.


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