Le procès Daygouy 4- "Si mon mari a eu des bâtards il en a fait prendre un grand soin".

Avec le témoignage d'Anne Garrigues, il n'est plus possible de le taire : c'est d'une affaire de meurtre qu'il s'agit. Et au début, comme les choses ne sont pas claires et que les témoins, comme presque toujours en pareil cas, se contredisent sur des détails, ce n'est pas Jean-Baptiste tout seul qui est mis en cause. 

Le 7 novembre 1807, le directeur du jury du tribunal d'instance d'Espalion, Etienne Bon, ordonne "au nom de sa Majesté l'Empereur et Roi" l'arrestation des "Sieur Jean Baptiste Daigouy, propriétaire, Anne Garrigues, son épouse et Antoine Daigouy leur fils ainé." 

Le 11 novembre 1807, le brigadier Sattel de la gendarmerie impériale d'Espalion apprend qu'Anne Garrigues, "prévenue de complicité d'homicide et contre laquelle il existe un mandat d'amener" est en ville. Avec son subordonné le gendarme Salettes, il se rend sur le foirail d'Espalion où il finit par rencontrer Anne Garrigues, lui donne lecture du mandat et la conduit sans résistance de sa part devant le substitut du procureur général.

Le 12 novembre les gendarmes qui se rendent à Coubisou ont moins de chance puisqu'ils n'y trouvent ni Jean-Baptiste ni Antoine.

Voici la déposition d'Anne Garrigues, datée du 3 janvier 1808. Plutôt que de reproduire le dialogue très formel et un peu fastidieux avec le directeur du jury, j'en ai résumé certaines parties. Lorsque je cite ses propos rapportés au mot près, je le fais en italique :

Le soir du 18 octobre 1807, Anne Garrigues était dans sa maison du Bousquet. Son mari s'était rendu ce jour là à Laguiole et n'est revenu que le soir alors que la nuit était déjà tombée. En arrivant, il parla à tout le monde comme à son ordinaire et dit à Jeanne Constant, de Laguiole que sa soeur était morte, ce qui l'a jetée dans un grand chagrin. C'est l'une des trois filles qui sont là pour la vendange* et ramasser les châtaignes, avec une autre fille de Laguiole, qu'on appelle Elizabeth de Madame de Ganges, et Elisabeth Annat, du moulin de Francesou, près du Bousquet.
"M'étant aperçue que deux filles étaient parties de la maison à mon insu, savoir Elizabeth de Madame de Ganges et Elizabeth Annat, je sortis pour les faire rentrer. Je les appelais du portail du voisin, elles ne répondirent pas et je ne les vis point. Lorsque j'appelais les filles susnommées, Antoine Pègues, garçon de la maison, vint à moi et me frappa l'épaule d'un coup de poing ; j'étais toujours sous le portail de sa basse-cour (...) qui n'est séparée de la notre que par un mur."
Son mari et son fils ainé vinrent à sa rescousse "me demandant ce que c'était ; sur ma réponse que ce n'était rien, ils m'emmenèrent avec eux ; étant entrés dans notre basse cour, nous fermâmes le portail. Presqu'aussitôt se forma un attroupement en dehors de notre portail, plusieurs coups de pierre furent lancés contre ce portail, j'en fus alarmée et j'entrai dans ma maison."
Anne dit ne pas avoir entendu son mari demander à Antoine Pègues de descendre et nie que Pègues ait été maltraité par son mari. Accusée par le témoignage d'Antoine Pègues de l'avoir pris au cou et poussé contre le mur de la basse cour, Anne répond que "lorsqu'il vint me frapper sur l'épaule par un rude coup de poing, mon premier mouvement fut de le pousser sans le prendre au collet, je n'étais pas assez forte pour engager une lutte avec lui. J'étais sur son portail et la poussée que je lui donnais pouvait le faire reculer du côté du mur mais à très peu de distance de l'endroit où nous étions parce que la légèreté de la poussée ne pouvait pas lui imprimer un grand mouvement. "
Anne plaide ensuite la confusion pour éviter de répondre à certaines questions. "J'étais tellement effrayée que j'eus de la peine à me rendre auprès du feu, une fois assise je ne fis plus attention à ce qui m'environnait. J'étais dans un état de faiblesse occasionné par la frayeur, j'étais incapable d'agir. Assise auprès du feu presque sans mouvement et sans connaissance, je ne vis plus mon mari et mon fils sortir et rentrer. Le coup de fusil que j'entendis me causa un nouvel effroi."
Elle dit ensuite n'avoir appris que le lendemain qu'il y avait un mort, Pierre Costes.
"Remise un peu de la frayeur, je fus me coucher avec ma fille appelée Jeanne** couchant dans mon lit, et quelques temps auparavant mon mari et mon fils dirent qu'ils allaient voir les bœufs et sortirent l'un et l'autre."
L'interrogateur s'étonne de voir Anne ne pas s'inquiéter de la sortie de son mari et de son fils après les événements de la veillée. "Je n'avais garde de prévoir quelque événement sinistre; mon mari lorsqu'il était pressé par quelque affaire sortait dans la nuit, il rentrait aussi très souvent de nuit, j'étais accoutumée à ses courses nocturnes."
Le lendemain dimanche, Anne va entendre la messe à l'église de Coubisou, comme si de rien n'était. 

Je ne suis pas très convaincu par le portrait de faible femme qu'Anne cherche à faire d'elle-même. Les témoignages adverses montrent plutôt une maîtresse femme, prompte à l'injure et pleine d'assurance. Mais cela permet de justifier qu'elle ne puisse pas aider les enquêteurs.

La suite de l'interrogatoire s'éloigne totalement de la mort de Pierre Costes. Anne est interrogée sur toutes les rumeurs colportées sur son mari. J'en reproduis cette fois la forme dialoguée :
"- N'avez-vous pas secondé votre mari à donner la mort à une fille grosse de ses œuvres ?
Je n'ai jamais entendu parler de cela.
- Savez-vous que votre mari ait abandonné un de ses bâtards dans le bois de Bonneval après l'avoir fait monter sur un arbre ?
Non certainement. Le fait est d'une fausseté insigne. Si mon mari a eu des bâtards, il en a fait prendre un grand soin. Ce fait pourrait être établi. 
- Savez-vous s'il a fait périr deux enfants jumeaux nés d'une fille qui fit ses couches à Bonneval et enterrés au cimetière de Flaujac ?
Je n'en ai aucune connaissance. Et je suis sûre que mon mari n'a fait périr aucun enfant."

Sur la question des bâtards, j'avais trouvé la trace d'un acte notarié qui confiait un enfant naturel de Jean-Baptiste en apprentissage chez un artisan et le père prenait en charge les frais. Malheureusement, vingt ans après je n'en retrouve pas la cote dans mes notes. Il m'avait semblé bizarre qu'il s'occupe d'une part assez correctement, au moins sur le plan matériel, d'un fils illégitime et qu'il soit Barbe bleue avec d'autres. Ma cousine à l'imagination fertile le voyait déjà père de Victor de l'Aveyron, cet enfant sauvage que François Truffaut prit pour sujet d'un de ses films.

L'absence de noms, de dates et de lieux rend difficile de rechercher la vérité deux cent ans plus tard sur ces enfants naturels. Reste dans cette défense plus têtue que convaincante la formule maladroite d'Anne Garrigues, qui dit en même temps qu'il n'est pas sûr que son mari a eu des bâtards et que de tout façon il s'en est bien occupé.

*Même si le paysage n'en donne aucune idée aujourd'hui, Coubisou était avec le phylloxéra un lieu de production viticole bien établi.
** Je n'ai pas pu identifier quelle fille portait ce prénom usuellement, mais aucune fille Daygouy n'avait Jeanne comme nom de baptême.

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