Pierre-Rouge : épisode 3 - essai de géographie personnelle

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été 1979, Mamie Lili me rechausse sur le balcon de la maison familiale

Je suis né le 12 juin 1977 à Montpellier, au faubourg Saint-Jaumes, dans l’ancienne clinique Saint-Roch. Les couches jetables n’étaient pas encore généralisées et je passai mes premières heures dans des langes, avant que ma grand-mère ait pu aller acheter mes premiers changes complets à Parunis, dans le centre commercial tout neuf du Polygone. Cela bien sûr, on me l’a raconté.

J’ai la chance d’avoir conservé de nombreux souvenirs d’enfance, dont les plus anciens remontent à l'âge de deux ans. Je ne suis pas toujours sûr de leur date, mais j'ai souvent des repères qui m'aident à les situer.

En 1980 ma mère et mon père ont divorcé. Je ne me souviens pas de mes parents ensemble. Avant ma naissance, mes parents louaient un appartement dans la résidence du Prieuré, une opération de promotion immobilière réalisée au début des années 1970 sur un terrain cédé par les sœurs de la villa Savine. A l’approche de ma naissance, ils déménagèrent un peu plus loin, rue des roitelets, à côté du Parc Rimbaud. Au moment de leur séparation à l’automne 1979, ma mère s’est installée au 26 avenue de Castelnau, dans la résidence Le Laffoux. Mes premiers souvenirs sont presque tous situés avenue de Castelnau, au 26, chez ma mère, plus haut chez mes arrières-grands-parents, et au 64, à la Villa Savine.


Le Laffoux, 26 avenue de Castelnau.
Ma chambre d'enfant correspond à la fenêtre du premier étage, à droite de la cage d'escalier. (2018, collection personnelle)

En janvier 1980, ma mère a refait la tapisserie de la salle à manger, en écoutant un album entrainant de Michel Fugain et de son big bazar. Mon père dont elle était pourtant séparée depuis plusieurs mois l’a conduite acheter des fournitures sur la route de Carnon. Ils ont eu un accident de voiture assez impressionnant avec la Rallye 2 de Papa qui a fait plusieurs tonneaux. Mes arrières-grands-parents me gardaient pendant ce temps là. Je me vois encore regarder la porte vitrée qui faisait un sas dans la maison familiale avec la porte d’entrée. Au dehors la nuit semblait noire et l’attente se prolongeait, d’autant plus angoissante que les adultes autour de moi ne cachaient plus leur inquiétude. Mes parents s'en s'en sont sortis. Ma mère avait la clavicule fracturée. Je me souviens du séjour qui a suivi au mas d'Alhem, chez ma grand-mère paternelle qui soignait Maman, du petit radiateur bain d’huile dans la cuisine, de la gentillesse du chien Ulysse et des tartines coupées dans le pain au levain en grandes miches du boulanger de Saint-Paul et Valmalle. C’est aussi mon premier souvenir extérieur au quartier.

Je me souviens aussi très bien de l’installation du chauffage central chez mes arrière-grands-parents qu’une facture de chaudière m’a permis de dater de septembre 1980. Je m’en souviens d’autant mieux que le plombier, qui s’appelait Roger, répondait volontiers à mes incessantes questions de petit garçon de trois ans curieux et bavard. Peu de temps après, commencèrent à arriver des bouquets de fleurs sur le paillasson de l’appartement du 26 avenue de Castelnau et pour moi un magnifique garage automobile à étages avec plusieurs petites voitures. Roger vint s’installer avec nous en 1981. Maman et lui se marièrent le 3 avril 1982. Je me souviens de la fierté que je ressentais dans mon gilet noir, avec ma chemise blanche et mon nœud papillon noir. J’ai en tête l’image du départ du cortège depuis la maison familiale où j’ai passé la nuit suivante. 


3 avril 1982 - 26 avenue de Castelnau
En septembre 1980, j’ai fait ma première rentrée scolaire, à la villa Savine qui abritait alors l’école des anges-gardiens. J’ai une mémoire photographique très riche de la classe de petite section tenue par la sévère Mlle Goudard, avec ses tables ovales, le bureau de la maîtresse et, à droite de la porte vitrée qui donnait sur la cour de récréation, d’un comptoir qui me semblait immense et où trônait le tourne disque, avec l’album Tarentelle d’Yves Duteil, que j’avais aussi à la maison. Un de mes premiers souvenirs avec mon père c’est d’être allé un soir de semaine écouter Yves Duteil en concert dans le théâtre de la place de la Comédie. Voir mon père en semaine et qui plus est pour aller entendre, en vrai, celui qui était alors mon chanteur préféré, m’a beaucoup marqué. Je me souviens de l’attente un peu incrédule, à balancer mes jambes encore courtes sur le fauteuil bleu du salon. Quelques années plus tard, en rentrant dans la classe de petite section encore intacte, je fus surpris de voir que le comptoir immense du tourne disque m’arrivait en dessous de la ceinture et que la cour de récréation, qui me paraissait si vaste, ne pouvait l’être que pour les yeux et les jambes d’un élève de maternelle. 

Le 14 juillet 1981, le feu d’artifice était tiré du Peyrou. J’étais ce soir-là chez mes grands-parents. L’avenue de Castelnau venait d’être élargie en face de chez nous. Un mur neuf assez bas soutenait les parcelles en hauteur du lotissement de Montasinos qui n’étaient pas encore bâties. Les grands garçons de notre voisine Mimouna m’ont fait monter avec eux pour voir les fusées qui montaient haut dans le ciel d’été.

A de rares exceptions près, comme le jour des obsèques de mon arrière-grand-mère en octobre 1985, je n’ai jamais mangé à la cantine. Je n’ai pas souvenir d’être resté en garderie non plus, sauf peut-être une fois pendant des vacances. Ma cantine et ma garderie, c’était la maison familiale. Un pavillon en pierres froides de 1937 où mes grands-parents cohabitaient tant bien que mal avec les parents de mon grand-père. Premier petit garçon à grandir dans la famille Montels depuis 1920, je fus choyé au-delà de toute expression. Mes grands-parents n’ont pris leur retraite que plus tard, après la naissance de mon frère. J’ai donc passé les premières années de ma vie entouré de mes arrière-grands-parents qui, bien qu’ils fussent octogénaires, étaient parfaitement autonomes et dynamiques. J’avais un grand coffre à jouets dans le couloir, et il était bien rempli. Mais tout était prétexte à jeux. Mon arrière-grand-père me montrait comment faire un arc en ciel en posant un verre rempli d’eau sur une feuille blanche au soleil, mon arrière grand-mère me faisait une cape d’un torchon de cuisine et d’une épingle à nourrice tandis qu’un rail de bois de mon petit train faisait dans ma main une épée courte et inoffensive. Lorsque mes activités me laissaient fatigué, des Pépitos et des bonbons à la réglisse me servaient de remontant, avec de grands verres de sirop à la menthe dilués d’eau bien fraiche. Deux choses seulement occupaient mes arrière-grands-parents au point de ne plus être disponibles pour moi : la préparation du tiercé du jour pour Mamie Lili, mais j’avais le droit de me servir de sa poinçonneuse sur les tickets perdants et je ne me privais pas d'en faire des confettis, et pour Papi Maurice, l’été venu, le tour de France. Je me souviens de celui de 1981, gagné par Bernard Hinault et qu’il domina presque de bout en bout. J’aurais bien voulu faire autre chose mais rien n’aurait pu détourner Papi de sa première télé couleur achetée chez Regord, dans ce quartier de l’Arquebuse que le Corum a fait disparaître quelques années plus tard. D’ailleurs, il faisait trop chaud pour sortir autrement que tôt le matin ou tard le soir. 

Avec l’arrivée très attendue de mon petit-frère en mai 1983, Roger, ma mère et moi déménageâmes à Jacou. La mort de Papi Maurice en septembre 1983 incita ma grand-mère Lulu à prendre sa pré-retraite des PTT pour s’occuper de mon frère et de moi. Mamie Lili survécut deux ans à son grand amour, toujours digne et soignée, mais comme déjà absente au monde. Dans la maison familiale, la génération des grands-parents prenait le relais, remplaçant la précédente jusque dans les places à la table de la cuisine familiale. Je déjeunais tous les midis chez mes grands-parents, avec eux, mon frère et, lorsque son travail le lui permettait, Roger. Le mercredi matin, j’accompagnais mon grand-père chercher le pain à la boulangerie d’Eden Parc, et puis au carrefour des rues de Lunaret et Canton, où se trouvait la librairie presse de Mlle Delattre. Mon grand-père y achetait pour moi toutes les semaines le journal de Mickey, puis ce fut moi avec mon argent de poche, dix francs par semaine que ma grand-mère appelait le "prêt" et m’incitait sans grand succès à économiser. 


50 rue Lunaret - emplacement de l'ancienne librairie presse tenue par Mlle Delattre puis M. et Mme Ygounet.
Les baies vitrées du rez-de-chaussée ont été supprimées il y a une quinzaine d'années lorsque le commerce a été transformé en logements. (collection personnelle)
Jusqu’en juin 1988 j’ai fréquenté l’école des anges-gardiens, où mon frère continua d’aller après moi. Je suis ensuite allé au collège à l’Assomption, suffisamment loin pour que ma mère dût s’arranger pour mon retour du soir avec des familles dont elle accompagnait en échange la fille le matin. Ce n’était pourtant pas plus loin que le cours de piano où j’allais le mercredi avec le bus 11 de la SMTU. Mais jusqu’à l'âge de quatorze ans, je n’avais pas le droit de sortir tout seul en ville et mon grand-père veillait sur mon retour à pied du cours de piano tous les mercredis après-midi. 

Dans la nuit du 24 au 25 janvier 1990, la maison de Jacou brûla entièrement. Je dois la vie au sommeil léger de ma mère cette nuit-là, qui sentit la fumée et nous fit tous sortir à temps. Midi Libre fit un article sur le sinistre et beaucoup de gens se montrèrent à cette occasion très solidaires, parmi les collègues de travail de ma mère et de Roger, les voisins de Jacou, mais aussi dans le quartier de mes grands-parents. Nous sommes restés quelques semaines dans la maison familiale de l’avenue de Castelnau, le temps pour ma mère de trouver une maison de location rue de la Roqueturière. Nous y vécûmes quelques mois, pendant la reconstruction de la maison de Jacou. J’y ai croisé plusieurs fois Georges Frêche, qui fréquentait le même marchand de journaux que moi. Une seule fois j'ai osé le saluer. J'admirais sa culture historique et la manière dont il parlait de l'avenir de Montpellier, mais il m'intimidait beaucoup.

En juillet 1992, mon grand-père Raoul est décédé d’un cancer. J’étais déjà inscrit au lycée Pierre-Rouge, dans l’enclos Saint-François. J’ai repris l’habitude de venir déjeuner tous les jours dans la vieille maison où ma grand-mère Lulu vivait désormais seule. Elle et moi nous aimions beaucoup, j’appréciais sa compagnie et la liberté relative que me donnait le fait de passer de temps en temps la nuit chez elle. J’ai beaucoup lu, beaucoup travaillé et vécu solitaire les tourments de premières amours toutes contrariées dans le rez-de-chaussée de la maison familiale. 

En 1995, je suis parti après le bac pour faire mes études à Paris. Peu de temps après, ma mère et Roger se séparaient. En 1997, nous avons fêté les 40 ans de Maman dans un restaurant de l’avenue de la justice de Castelnau. La soirée s’est poursuivie dans le garage de la maison familiale. Maman et son nouveau mari Jacques ont emménagé loin du quartier dans un F3 de l’avenue Villeneuve d’Angoulême, ce qui leur a permis de profiter pleinement des travaux de la 2ligne de tramway. Pour ma part, n’y ayant pas de chambre, j’ai pris l’habitude de résider dans la vieille maison à chacun de mes passages à Montpellier. Les premières années j’y suis venu presque pour toutes les vacances scolaires. Je travaillais l’été à Montpellier pour une association qui donnait des cours de français langue étrangère. Le directeur était un ancien parent d’élèves des anges-gardiens qui était resté en contact avec moi et qui habitait au Prieuré 2. Selon les étés, l’association disposait de locaux dans différentes cités universitaires. Une fois par semaine, je montais avec mes étudiants dans un car de tourisme et les emmenais en excursion dans la région. C’était le job d’été rêvé.

J’étais toujours inscrit sur les listes électorales à Montpellier. Si je ne pouvais vraiment pas venir, je donnais procuration, mais les scrutins d’importance étaient un bon prétexte pour descendre en TGV. C’est ainsi que j’étais à Montpellier le 21 avril 2002. Mon père et sa compagne d’alors habitaient pour quelques mois rue du jeu de mail des abbés. J’ai attendu les résultats du 1er tour de l’élection présidentielle assis sur le canapé avec ma sœur. A l’annonce que Jean-Marie Le Pen était au second tour, nous nous sommes jetés, dans les bras l’un de l’autre, partagés entre la tristesse, la honte et le dégoût.

Devenu professeur d’histoire géographie dans l’Essonne à la rentrée 2002, j’ai commencé à accumuler des points pour demander une mutation dans mon Midi natal. J’ai obtenu satisfaction en 2008, quelques mois après avoir fait une rencontre amoureuse qui allait s’avérer durable. Je partis tout de même, après deux premiers remplacements comme Principal-adjoint en région parisienne. J’avais obtenu un poste à Castelnau-le-Lez, je me suis donc tout naturellement installé d’abord dans la vieille maison, puis à l’automne, ma grand-mère m’a mis en relation avec les héritiers d’une maison sur l’avenue de Castelnau, quelques numéros plus bas. Ils l’avaient divisé en deux appartements, j’ai loué celui du haut. J’y suis resté un an pendant que je préparais le concours de personnel de direction tout en assurant l’intérim de la Principale-adjointe à Castelnau-le-Lez. J’ai eu beaucoup de plaisir à vivre à nouveau dans le quartier de mon enfance et j’ai profité des derniers mois de pleine santé de ma grand-mère pour la faire sortir un peu du renoncement où la plaçaient peu à peu le grand âge et les effets de son diabète. A la rentrée 2009, nommé à Saint-André-de-Sangonis pour mon premier poste, j’ai quitté le quartier. J’étais censé y rester trois ans, mais la solitude m’y pesait. Ma rencontre de 2007 était devenue un amour durable, profond, qui ne se satisfaisait plus d’un week-end de temps à autre. J’ai donc à nouveau quitté le Midi pour la région parisienne en 2010.

Ma mère est revenue dans le quartier, au jeu de mail des abbés, pour être plus près de ma grand-mère devenue dépendante et que le diabète privait peu à peu de la vue. Mes visites se sont espacées. Ma vie était ailleurs et mon couple en était le pivot. Nous nous sommes mis à voyager, ce que je n’avais jamais fait auparavant. En 2013 nous avons découvert Le Havre. Deux ans plus tard, nous y avons acheté un appartement. J’ai découvert avec étonnement que je pouvais me sentir pleinement chez moi ailleurs qu’à Montpellier. J’ai toujours plaisir à revenir à Montpellier comme on visite un ami que l’on connait bien, que l’on voit changer doucement avec les ans, mais qui reste fondamentalement le même. Ma curiosité pour les lieux où j’ai grandi est toujours là, d’autant plus vive que j’y passe désormais peu de temps dans l’année. J'espère pouvoir la faire partager dans les mois qui viennent, au long de la cinquantaine d'épisodes prévus pour ce feuilleton. 

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