Pierre-Rouge 35 : Les bugadières du Pont de Castelnau et la lessive à Montpellier vers 1900.

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Laveuses et Baigneurs sur le Lez - au fond le pont du chemin de fer
(carte postale non circulée, sans date - collection de l'auteur)

Lorsque j'enseignais l'histoire en 3e ou en terminale, il m'était difficile de faire comprendre à mes élèves des années 2000 à quel point l'arrivée du lave linge dans chaque foyer avait été une révolution sociale. Et quand j'expliquais que la lessive prenait plusieurs jours, ils manifestaient une incrédulité que je ne pouvais pas toujours prendre le temps de détromper ; il fallait bien avancer dans le programme. 

En occitan, la lessive c'est la bugada. Sous l'actuelle mairie de Saint-Jean-de-Fos, une salle voutée s'appelle la salle de la bugade, en souvenir du lavoir municipal qui prolongeait autrefois la fontaine du Griffe. Les femmes qui font la lessive sont donc des bugadières.

Pour la ménagère de 1900 qui n'était pas assez aisée pour donner son linge à laver, il fallait d'abord tremper le linge dans l'eau froide pour le débarrasser du plus gros de la crasse, des tâches de boue et traiter les tâches (de sang, de fèces) que la chaleur aurait fixée au lieu de les faire disparaître. Puis, généralement le lendemain, il fallait entasser le linge dans un cuvier, d'abord en bois cerclé de fer puis en tôle galvanisée. On y mettait de la cendre tamisée, exclusivement celles d'essences de bois qui ne risquaient pas de tâcher le linge (châtaignier, orme, frêne, plutôt que chêne ou résineux). Et puis on ajoutait de l'eau de plus en plus chaude jusqu'à faire bouillir la lessive, selon l'expression consacrée. 

Buanderie de l'Institution des Sourd-Muets (carte non circulée, sans date - collection de l'auteur)

On arrivait alors au troisième jour et le moment était venu de déplacer le linge chargé d'eau de lessive au lavoir, ou comme sur les cartes postales qui illustrent ce billet, au Lez. Il existait des lavoirs "en ville". On en trouvait par exemple près du Verdanson, En 1889, l'annuaire du département de l'Hérault mentionne un lavoir public sur le quai des tanneurs, tenu par M. Roustan. Est-le même qui appartenait trois ans plus tôt à Max Leenhardt, ébranlé par des travaux faits dans le lit du ruisseau. Il devait d'abord être indemnisé pour les dommages mais la construction de quais le long du Verdanson avait donné une telle plus value à sa propriété du 2 de la rue du Séminaire (actuelle rue Henri-Fabre) qu'il se contenta d'un dédommagement minimal. Il y en avait également dans les casernes pour la lessive des soldats et dans les institutions religieuses.

Projet de Marcel Bernard pour de nouveaux bains douches et piscine - 1933 
(archives municipales de Montpellier 1M14)

Le plus grand lavoir est celui du faubourg de Nîmes, construit en 1857 à l'emplacement de l'ancienne "boucherie" (c'est-à-dire de l'ancien abattoir). A part dans les ouvrages du regretté Roland Jolivet, je n'en ai jamais vu d'image et encore moins trouvé de carte ou de photo sur le marché de la collection. 

L'installation comprenait 152 stalles équipées pour laver le linge, d'une buanderie, d'un bassin pour l'essorage et de deux séchoirs couverts. 10 places sont réservées aux indigents. Il comprenait aussi une piscine, qu'il fut question de déplacer dans les années 1930 pour avoir un équipement sportif moderne. Mais le coût sembla excessif dans ces années de crise économique où le sport restait perçu comme un luxe et il n'en reste plus qu'un dossier aux archives municipales.

D'abord concédé à un monopole privé, le lavoir est devenu municipal en 1896 et disparut définitivement en 1961, la machine à laver l'ayant rendu obsolète. A son emplacement se trouve aujourd'hui une partie du Corum. Même largement dimensionné, on conçoit bien qu'un tel équipement n'était pas suffisant et que la rivière, gratuite, avait encore des arguments à faire valoir. 

La lessive au bord du Lez entre le pont de Castelnau et le pont du chemin de fer
(carte postale non circulée, sans date - collection de l'auteur)

Le linge trempé d'eau est évidemment lourd. Les plus chanceuses ou celles dont c'était le métier, attelaient leur âne à une charrette où elles plaçaient leur baquet. Bienheureuses étaient encore celles qui avaient une carriole à bras ou une brouette. Pour les autres, il fallait se casser le dos à porter des ballots et renouveler la lessive plus souvent faute de pouvoir en porter beaucoup à la fois. 

Les bords du Lez entre 1896 et 1904 (carte postale Bacard circulée en 1906 - collection de l'auteur)
On distingue devant le mur du cimetière Saint-Lazare, le long du chemin vicinal 51, deux charrettes à bras

Il fallait alors rincer le linge, en faire sortir tous les résidus de crasse et de cendre, soit en le battant avec un battoir en bois, soit en le frottant à la brosse à chiendent. Hors de question bien sûr de battre et rincer le linge sur le fond boueux de la rivière. Les bugadières utilisaient des pierres plates, qu'elles entassaient pour pour former des tas appelés picadous. Elles pouvaient aussi poser leur baquet sur un chemin de planche qui épargnait un peu leur dos au moment de d'enlever le linge du baquet ou de l'y remettre.

Si en été l'eau fraiche de la rivière accueillait leurs pieds nus, en hiver il fallait supporter l'eau froide à travers des bottes en fer à semelle de bois et travailler avec ardeur pour ne pas se laisser engourdir. Il fallait pourtant mesurer son effort : la journée de travail de la bugadière pouvait s'allonger jusqu'à douze heures aux beaux jours.

La légende est fautive, il s'agit bien sûr du pont de chemin de fer de Castelnau et non de celui de Juvignac
(carte non circulée, collection de l'auteur)

Cette activité n'était pas sans danger. Le 29 mars 1887, Philomène Cabane, âgée de 25 ans, lavait son linge dans le Lez à la hauteur du cimetière Saint-Lazare, sur la rive de Castelnau. Afin de rincer son linge dans le courant, elle s'éloignait du bord de la rivière. Le journaliste de L'Eclair en racontant cette histoire précise que le courant est très fort à cet endroit et que des passants avaient déjà prévenu la jeune femme du danger. Vers 15 heures, Philomène avançait une nouvelle fois dans le courant, lorsqu'elle perdit pied. Les autres femmes qui lavaient à ses côtés alertèrent par leurs cris les employés de l'octroi du pont de Castelnau, qui accoururent, mais n'écoutant que leur prudence, se contentèrent de regarder Philomène se faire emporter par le courant. C'est un employé du moulin de Castelnau qui se porta à son secours et lui fit regagner la rive. Philomène perdit conscience, au point qu'on la croyait morte alors que ses deux soeurs arrivaient pour lui porter son goûter. L'Eclair qui avait annoncé son décès le lendemain, dut démentir le surlendemain, tout en indiquant qu'elle n'était pas hors de danger. Je n'ai trouvé trace d'aucun décès d'une personne de ce nom dans les mois suivants à Montpellier comme à Castelnau-le-Lez. J'espère qu'elle a eu une longue vie par la suite.

Moins dangereux mais tout de même très contrariants, il y a les vols. Comme celui dont est victime le 28 janvier 1888 Adèle F. habitante de la cité Lunaret. Celle-ci profitait d’un samedi après midi aux températures plutôt clémentes pour la saison (l’école normale de garçons a relevé jusqu’à 8°C cet après-midi là) pour laver son linge. Après avoir lavé et étendu, Adèle se mit à ramasser quelques branches sur la rive. A son retour près du tas de linge en train de sécher, elle vit s’enfuir un individu qui lui avait pris une paire de draps de lit et deux chemises d’homme. Malheureusement pour elle, elle ne put le rattraper.

Chaque bugadière avait ses tours de main ou ses petits trucs pour que le linge soit plus propre, plus blanc, plus agréablement odorant à la fin. Mamète Pagès, la grand-mère de François Dezeuze, étendait son linge sur un carré d'herbes aromatiques au bas de la chaussée de Castelnau. 

Elles étaient réputées pour leur verve et leur capacité à décourager les sollicitations non désirée des soldats et des jeunes gens qui voulaient vérifier la véracité du proverbe occitan "fresc coma las cuisses d'una bugadièira" (frais comme les cuisses d'une lavandière). 

Char de carnaval des Lavandières (carte Galdin non circulée, sans date - collection de l'auteur)

A l'époque où le carnaval était une grande affaire, celle dont mon grand-père Raoul gardait la nostalgie des défilés qu'il appelait comme tous les vieux montpelliérains des "cavalcades", il était fréquent que chaque corps de métier ait son char. Les bugadières de Montpellier ont même eu le leur, comme celle que l'on voit sur la photo ci-dessus. Voilà qui devait rompre agréablement le quotidien de leur dur métier. 


L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.

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