Pierre-Rouge : épisode 1 - délimitation du quartier

Carrelage en carreaux de ciment du salon dans la maison de mes arrières-grands-parents, printemps 2014
(collection personnelle)
Pour l'épisode précédent, c'est ici.


« L’inclinaison qui est si naturelle à tous les hommes pour le lieu de leur naissance, me porta dès ma jeunesse à observer dans le cours de mes lectures tout ce qui avait quelque rapport à l’histoire de Montpellier ; ce qui m’a donné lieu dans un âge plus avancé, de mettre en ordre les observations que j’avais faites et y en ajouter de nouvelles. »
Charles d’Aigrefeuille, préface à Histoire de la ville de Montpellier depuis son origine jusqu'à notre temps

« J’ai l’âge de me souvenir d’une ville qui n’existe plus, cité campagnarde, ceinturée de chemins creux aux murailles de pierres sèches où se nichaient des ravenelles, des câpriers et des pariétaires. »
Frédéric-Jacques Temple, L’enclos


La géographie nous apprend que la frontière est moins une ligne de séparation qu’une zone de contact. Le quartier où j'ai grandi et que j'appelle toujours Pierre-Rouge n’est en rien un isolat. Il n’est borné par aucune « frontière naturelle ». Je l’étends aux dimensions de ma perception qui est celle d’un enfant du quartier, influencé par les cinq générations précédentes. Ni territoire de principauté, ni bornage de propriété, la délimitation que je fais mienne est une convention, une limite que je mets à mon objet d’étude, même si l’histoire générale de la ville ou la nécessité de comparer pourra me conduire, ici ou là, en en sortir.

Quand j’étais enfant, lorsque mes arrière grands-parents ou mes grands-parents disaient qu’ils allaient « en ville », je comprenais sans explication supplémentaire qu’il s’agissait d’aller au centre-ville. Un centre identifié à l’Écusson, ce vieux cœur de ville médiéval qui, vu du ciel et orienté au Nord, évoque un petit bouclier dont la bordure serait constituée des actuels boulevards. Aller en ville, cela voulait dire prendre le bus ou un engin à deux roues, avec ou sans moteur. La voiture, même quand elle n’était pas prohibée, s’accommodait mal des rues étroites de notre vieille ville et de l’indiscipline héréditaire de ses conducteurs. Seul mon grand-père Raoul, bon marcheur, prenait plaisir à aller en ville à pied, voire jusqu’à Castelnau-le-Lez, comme une simple promenade. Avec mon arrière-grand-père Maurice, je ne franchissais la voie ferrée que pour aller au Parc Rimbaud, au bord du Lez. Pierre-Rouge était dépourvu d’espaces verts où aller faire jouer un jeune enfant. Le Parc Saint-Odile était plus près, mais il fallait pour y aller passer par des rues étroites, sans trottoir, où la limitation de la vitesse à 60 kilomètres heure semblait indicative. Le trajet, par la rue du jeu de mail des abbés, étroite et dépourvue de trottoir sur sa plus grande partie, prenait tout de même une allure d’expédition Mon arrière-grand-père Maurice entrainait la poussette au filet surchargé par ses précautions maternantes, le tricycle et moi, fermement arrimé par ma petite main dans celle, immense pour moi, de cet octogénaire tout droit de son mètre quatre-vingt-six. 

Pour tous les autres, au-delà d’une certaine limite, on sortait du quartier, on était ailleurs. Cette géographie perçue, intuitive et le plus souvent implicite n’était pas qu’une affaire de centaines de mètres à parcourir à pied. Ce n’était pas l’éloignement en distance ou en temps de marche depuis la maison familiale qui faisait foi, mais la manière dont on se représentait l’espace. Territoire paroissial, distance nécessaire pour trouver un certain type de commerces, école puis collège des enfants, il est ici question d’espace vécu. On compare parfois chaque quartier à un village, ce qui est pratique mais presque toujours inexact. Un village de la plaine viticole du Languedoc, au moins jusqu’au début du XXe siècle, c’est un seul clocher, une seule mairie, bien souvent une seule place ombragée de platanes. Les commerces y sont regroupés. Si l’école n’y est pas unique, c’est que l’une est sous le patronage d’un saint ou d’une sainte alors que l’autre honore une personnalité laïque et ne révère que Jules Ferry. Le choix est alors moins affaire de géographie que d’identité religieuse, de pesanteurs ou de traditions familiales. En ville la géographie est toujours moins nette, le travail est parfois situé en dehors du quartier, les choix sont plus ouverts, les relations quotidiennes avec les autres habitants moins obligatoires. Les villages d’aujourd’hui, démesurément étalés par leur gangue de lotissements, avec leurs habitants qui travaillent ailleurs, se sont rapprochés du modèle urbain, sans en avoir la plupart des agréments. 




Au nord, c’est l’avenue de la Justice-de-Castelnau qui forme une première limite, au-delà c’est l’Aiguelongue. A l’est, c’est le Lez, le cimetière Saint-Lazare et la route de Nîmes avec le remblai de la voie de chemin de fer qui la longe. Au sud, le capricieux ruisseau du Verdanson, qui peut se faire torrent à la façon d’un oued en cas de pluie violente. A l’ouest, c’est le faubourg Boutonnet avec sa rue principale, mais c’est plus une zone tampon qu’une coupure nette. Reste une portion pour faire la jonction au Nord-Ouest. La route de Mende ? Elle étend exagérément la zone couverte en faisant une belle pointe avec l’avenue de Castelnau. En pratique, ce qui est à l’ouest de la rue du pioch de Boutonnet, voire de la rue du Curat, est pour moi un autre monde, mais le tracé des voies ne propose pas de jonction claire avec la rue du faubourg Boutonnet. L’ancien couvent du Sacré-Cœur me servira de zone frontière entre le pioch de Boutonnet et le faubourg Boutonnet. 

Une fois délimité le périmètre, il faut reconnaître que ce qu’il recouvre manque d’unité. Quartier des Beaux-arts au sud, de Boutonnet à l’ouest, l’appeler Pierre-Rouge est une commodité un peu réductrice. Au mieux c’est une métonymie : je me sers d’une partie pour signifier le tout, comme un cinéaste américain qui veut montrer que l’on est à Paris met dans le champ la tour Eiffel, et cela suffit pour que tout le monde comprenne. De quoi Pierre-Rouge est-il le nom ? D’une impasse qui dessert les villas des Enclos, d’un restaurant, d’un tennis club, de l’association d’anciens élèves d’un lycée privé qui a depuis déménagé à Montferrier. D’Aigrefeuille situe le cimetière juif « à la Pierre-Rouge ». Les Beaux-arts, c’est une invention de la municipalité Frêche à la fin des années 1980, parce que les abattoirs n’étaient plus là pour désigner le quartier. Je ne m’y reconnais pas. Je ne me reconnais pas davantage dans l’appellation Montpellier centre choisie en 2001 par Georges Frêche au moment de la mise en place des conseils de quartiers ; pour moi Pierre-Rouge ce n’est pas le centre-ville. Quand à l’école ou au collège je devais désigner mon quartier, c’était de la Pierre-Rouge que je parlais. Je ne me suis jamais identifié au village de Jacou, où ma mère a possédé quelques années une maison de lotissement pareille à tant d’autres. Au lycée j’ai choisi d’aller à Pierre-Rouge, parce que c’était chez moi plus que pour n’importe quelle autre raison, et contre l’avis de mes professeurs de collège qui savaient le lycée en crise et hâtaient sa fin en décourageant leurs bons élèves d’y aller.

Autrefois quartier d’institutions religieuses, de vignes, de maraîchage et de logements destinés à des populations très différentes, Pierre-Rouge s’est beaucoup densifié, renchéri et embourgeoisé. Si sa vocation agricole et viticole est aujourd’hui anecdotique, d’autres fonctions ont résisté au passage du temps, souvent au prix d’une réinvention en profondeur. Une association de quartier Beaux-arts Pierre-Rouge existe même depuis plusieurs années et ses membres ont produit un ouvrage très intéressant sur le passé du quartier. Sans m’interdire de m’appuyer sur lui et sur une bibliographie qui recoupe beaucoup la mienne, je ne me reconnais pas tout à fait dans leur périmètre et la plupart des questions que je me pose sur le quartier m’ont obligé à aller chercher ailleurs. En premier lieu lorsque je me suis posé la question de l’arrivée de ma famille maternelle dans le quartier.

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L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.

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