Pierre-Rouge 12 : L'imprimerie de la Charité et l'oeuvre du père Emprin

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Façade de l'ancienne imprimerie de la Charité sur la rue de Nazareth - octobre 2018 (collection personnelle)


Lorsqu’enfant je rentrais de mon cours de piano le mercredi après-midi, je remontais la rue de Nazareth. Là, face au Jardin aux Fontaines, j’ai bien souvent entendu le bruit mécanique et répétitif des presses de l’imprimerie de la charité. J’ai eu entre les mains nombre de documents sortis de ses presses : faireparts, billets de tombola, des brochures comme le guide historique du cimetière Saint-Lazare mais aussi des livres.

L’ensemble occupe toute la largeur de l’îlot entre l’avenue de Castelnau et la rue de Nazareth. Le terrain appartenait à la famille Laffoux, qui en donna une parcelle au père Emprin. Le parcours de ce capucin brutalement disparu à l’âge de quarante ans mérite quelques développements, car la plupart de ses actions se sont déroulées dans le quartier de Pierre-Rouge. C’est une figure de « saint prêtre » comme le XIXe siècle en connut beaucoup.


Charles Emprin (cliché tiré de sa biographie par le père Aloïs)


Né le 6 janvier 1862 à Montpellier dans une famille savoyarde installée quelques années auparavant à Montpellier, Charles Emprin a été formé au petit séminaire de Moutiers avant d’entrer en 1882 au grand séminaire de Montpellier, installé dans l’ancien couvent des Récollets au début de l’ancien chemin de Castelnau. Devenu prêtre en 1886, d’abord vicaire de la toute récente paroisse des Saints François dans le quartier des Aiguerelles, le père Emprin devient rapidement l’un des trois vicaires de la cathédrale. C’est alors qu’il occupe ces fonctions que la jeune congrégation des Franciscaines du Calvaire le demande comme aumônier. Cette pauvre congrégation qui s’occupe de garçons orphelins a fait quatre ans plus tôt une modeste fondation au faubourg Boutonnet. Cette fondation est devenue quelques années plus tard, la villa Saint-François, dans le futur Enclos du père Prévost. Le père Emprin confesse donc les 18 religieuses et les 80 orphelins, dit la messe, fait le catéchisme, mais il doit aussi s’occuper de la vie matérielle de cette maison fort pauvre. Il fait construire un sanatorium à Palavas pour y soigner ses petits protégés.

A l’âge de treize ans, les orphelins de Saint-François apprenaient un métier, celui de la terre ou, pour ceux qui n’en avaient pas le goût ou l’aptitude, la cordonnerie. C’était un sujet de conflit avec la maison mère des Franciscaines du Calvaire, située à Grèzes dans l’Aveyron, qui voulait préserver la vocation agricole de ses orphelinats. Le père Emprin était d’un rigorisme très strict, même selon les critères de son époque, mais il avait la conviction qu’on ne pouvait pas choisir un état pour les jeunes orphelins sans tenir compte de leur personnalité. Il voulait notamment « placer les orphelins en apprentissage selon leur goûts et leurs aptitudes, les suivre et s’intéresser à leurs progrès. »

En 1889, la famille qui possède les terrains en face de l’orphelinat Saint-François, de l’autre côté de l’ancien chemin de Castelnau, fait appel au père Emprin pour confesser une jeune fille que l’on croit mourante. Mademoiselle Laffoux guérit de façon soudaine et ce parfum de miracle incite son père à se montrer généreux envers le père Emprin. M. Laffoux donne sa villa Félicie au prêtre qui s’y installe en juin 1892 avec douze orphelins qui le suivent et pour l’assister une jeune veuve et une vieille fille. La maison du 22 avenue de Castelnau s’est vite avérée insuffisante pour la jeune Œuvre des apprentis. 


Villa Félicie, en travaux de rénovation - octobre 2018 (collection personnelle)

Le père Emprin acquiert donc l’enclos Dussol, l'ancien entrepôt des tramways à cheval construit sur le jardin de Villeneuve, puis le clos de Boutonnet. Un ouvroir, sorte d’atelier de couture tenu par des dames charitables patronnées par Mme Laffoux, permet de vêtir les orphelins. De peur que le père Emprin ne suffise pas à la tâche, ou que sa santé fragile et son activité sans repos ne le fassent mourir précocement, on lui recommande de se faire seconder de religieux Salésiens. Malheureusement pour lui, les disciples de Dom Bosco entrent vite en conflit avec le père Emprin. Son activisme brouillon ne convient pas à leur fonctionnement ordonné, dont les méthodes ont depuis longtemps fait leurs preuves. Le père Emprin est donc évincé assez rudement du clos de Boutonnet.

Le 1er avril 1893, le père Emprin devient l’aumônier des religieuses dominicaines, qui tenaient un pensionnat prospère. C’est un changement total pour le religieux qui passe d’un univers masculin, pauvre et laborieux, à un univers féminin qui forme des jeunes filles de familles aisées. Il ne loge pas sur place, mais dans un appartement de l’avenue Bouisson-Bertrand, puis dans la villa du château, à l'intérieur de l’enceinte de ce qui est alors le petit séminaire. Avec l’aide de M. Laffoux, il créé un centre pour les hommes du quartier de la Pierre-Rouge. Le docteur Grasset prête le local, qui se compose d’une salle de réunion avec un billard, une scène et des jeux au rez-de-chaussée et d’une chapelle à l’étage. Le père Emprin y explique les évangiles aux hommes. Les femmes sont admises dans une pièce à part d’où elles peuvent voir l’autel de la chapelle. Le père Emprin, sans jamais se départir de la dignité de son sacerdoce, sait se rendre accessible à des personnes issues de milieux très divers. A l’aise avec la très bourgeoise famille Laffoux, tolérant les excès de table et de boisson des étudiants comme des ouvriers, il séduit par la simplicité de son abord et sa capacité à se mettre à la portée de chacun, n’hésitant pas en partageant la table des humbles à mettre en avant ses origines. « Je suis, disait-il, un enfant de la Savoie, de la race des petits ramoneurs. ». Aux militaires emprisonnés, dont il devient l’aumônier à l’automne 1895, il rend visite les poches bourrées de friandises et de tabac. Il se fait l’écrivain public des illettrés.

Toujours avec M. Laffoux, il fonde la conférence Saint-Vincent-de-Paul du quartier, présidée par le baron Serres. C’est encore lui qui fait faire la croix de la Pierre-Rouge, érigée sur un terrain donné par son autre mécène masculin le docteur Grasset.

Maison de la Charité, côté des ateliers d'imprimerie, carte postale utilisée comme bon à tirer
(sans date - collection de l'auteur)

Dès 1893, l’ouvroir qui s’occupe du linge des orphelins voit son rôle s’étendre et se diversifier. Emprin est un lecteur de l’encyclique Rerum novarum, par laquelle le Pape Léon XIII a donné une doctrine sociale à l’Église, dans le but de rapprocher riches et pauvres par la charité. Les femmes qui le fréquentent se voient confier l’une la visite d’un pauvre, l’autre de ramener à Dieu un vieillard voltairien. Mais il lui fallait une femme pour suivre cette nouvelle direction au quotidien, en tempérant la fougue d’Emprin qui en effrayait certaines. Il trouva cette fondatrice en la personne d’une riche grabeloise, Mademoiselle Angélina Fargues, qui fut pendant vingt ans la directrice de l’œuvre des Dames de la Charité. Rencontrée en juin 1893, Mademoiselle Fargues hésita un peu, fit retraite, demanda conseil et rencontra la résistance de son père. En mars 1895, elle fut atteinte d’une pneumonie infectieuse et obtint le consentement paternel pour le cas où elle guérirait, ce qui bien sûr advint. Elle fut vite rejointe par deux autres femmes célibataires, dont Mademoiselle Laffoux. Contrairement à certains ordres de petites sœurs qui poursuivaient des objectifs voisins, les Dames de la Charité devaient rester en civil afin de pouvoir mener leur action « dans des milieux où la vie religieuse ne pourrait jamais pénétrer, avec des apparences extérieures ». Car leur but est bien, en soulageant les misères, de « gagner la confiance du travailleur et du malheureux pour les réconcilier avec Dieu dans la société ». Les Dames de la Charité apportent des secours matériels et en contrepartie, incitent les concubins à se marier, à faire baptiser leurs enfants, se proposent de les préparer à la première communion. En 1901, sept Dames de la Charité sont recensées à l’œuvre.


L'imprimerie de la Charité vers la fin du XIXe siècle 
(cliché tiré de la biographie du père Emprin par le père Aloïs)

Le père Emprin commença par une chapelle, dont la première pierre fut posée le 3 juin 1894 sur un terrain acheté à M. Alicot et bientôt agrandi du côté du jardin sur la propriété de M. Laffoux. Malgré le manque de moyens, elle fut rapidement édifiée et Mgr de Cabrières la consacra le 8 novembre 1895. Les bâtiments construits de part et d’autre sont dépouillés, les cellules des Dames des plus austères. Le 8 octobre 1896, dans une conférence, le père Emprin dit aux Dames de la Charité : « la meilleure manière de soulager le pauvre, c’est de le faire travailler. Le travail l’ennoblit et l’aumône l’abaisse ». Ce fut d’abord un atelier de tricot, puis bientôt d’autres articles de couture et de lingerie, pour une masse salariale toujours croissante jusqu’à la veille de la Grande guerre.

En 1901, l’expulsion des Jésuites donne au père Emprin une dernière occasion de s’illustrer dans la vie catholique montpelliéraine, en devenant directeur du collège catholique qui se trouvait alors à l’emplacement de l’actuel bureau de Poste de Rondelet. C’est l’occasion d’une violente polémique par voie de presse entre Le petit méridional anticlérical et le monarchiste et clérical L’éclair, qui soutient bien sûr le père Emprin. Dans la nuit du 21 au 22 novembre 1902, Charles Emprin décéda brutalement. Les obsèques le lundi 24 novembre attirèrent une foule importante, environ 2000 personnes dans le cortège, au point que la compagnie de tramway renforça le service sur la ligne desservant la Pierre-Rouge.

Le père Emprin avait acheté une imprimerie à Moutiers, en Savoie, pour soutenir un journal catholique local qui s’y imprimait. La feuille périclitant malgré ce soutien, le père Emprin fit transporter le matériel de l’imprimerie chez les Dames de la Charité, donnant naissance à l’imprimerie du même nom. Imprimerie de journaux, comme La Croix méridionale ou L’éclair, de bulletins paroissiaux, de missels, de livres scolaires pour les écoles catholiques, des calendriers, des almanachs, cette partie de l’œuvre connut un tel succès qu’elle suscita de nombreuses critiques. Emprin, qui réussissait si bien, était-il un homme d’argent ? En 1911, l’imprimerie employait 30 personnes et payait bien ses employés. Au recensement de 1931, 16 personnes vivaient dans l’œuvre.



La deuxième moitié du XXe siècle vit reculer inexorablement la pratique religieuse et les vocations dans l'Eglise catholique. En 1991, la dernière Dame de la Charité, Mademoiselle Marti, s’éteint. L’imprimerie, devenue propriété de l’institut religieux Notre Dame de Vie, avait pour tradition d’offrir un peu de travail à des personnes dans le besoin. En septembre 2003, un article de Midi Libre alerte sur les difficultés de l’imprimerie de la charité. Le tribunal de commerce de Montpellier la déclare en cessation de paiement, mettant en danger les douze postes qu’elle salariait encore. L’imprimerie de la charité a été radiée du registre du commerce le 15 décembre 2006.

Entrée de l'arche Jean Vanier ; la végétation s'est beaucoup développée - octobre 2018 (collection personnelle)

L’enclos abrite depuis 2014 une structure dédiée aux personnes ayant un handicap intellectuel, l’arche Jean Vanier, du nom du philanthrope canadien qui a fondé cette œuvre en 1964. Cette structure comprend à la fois un foyer et des activités de jour. Le foyer est habité par des éducateurs qui impliquent les résidants au mieux de leurs capacités dans les décisions et les actes de leur vie quotidienne. Les bâtiments ont été cédés par Notre Dame de Vie pour cinquante ans à l’arche moyennant la réhabilitation des locaux, qui a coûté 2,7 millions d’euros.


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