Pierre-Rouge 15 : La solitude de Nazareth et l'empreinte du père Coural

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La Chapelle de la Solitude de Nazareth vue depuis le haut de la rue du Curat - octobre 2018 (collection personnelle)

« C’était, aux portes de la ville, l’extrême bout du monde » écrit Marie Rouanet en racontant ses promenades dominicales d’interne à Montpellier dans le quartier de la Pierre-Rouge. Le nom même de Solitude de Nazareth a une aura de mystère et d’isolement. C’était vrai jusqu’au début des années 1990 où les bâtiments paraissaient bien lointains, derrière leur grand mur d’enceinte, au bout d’un terrain qui avait échappé à la densification urbaine du quartier. 


La Solitude de Nazareth au début des années 1990 (DR - cliché transmis par Farivar Aghvami)


Ce nom de Solitude de Nazareth m’a longtemps intrigué. C’est là encore Marie Rouanet, citant le premier bulletin annuel de l’institution, qui m’a donné la clé : « on a cru devoir appeler ainsi cette maison religieuse et industrielle parce que Nazareth signifie en hébreu séparé, sanctifié – et que les filles qu’on y reçoit y vivent volontairement (sic) séparées du monde et de ses dangers. »

En 1840, Achille François Bégé, préfet de l’Hérault, sollicite la congrégation des sœurs de Marie-Joseph pour s’occuper des femmes détenues à Montpellier. Issue d’une société de bienfaisance, fondée pendant la Révolution par de pieuses femmes afin de visiter les prisonniers pauvres, cette jeune congrégation prend son indépendance en 1841. L’abbé Pierre Coural, qui aide alors l’aumônier de la prison pour femmes installée dans l’ancien couvent des Ursulines de Montpellier, voudrait que les religieuses aident les détenues à préparer leur réinsertion en leur donnant une formation professionnelle.

Né en 1789 à Saint-Chinian, Pierre Coural a fait l’objet d’une pieuse biographie sous la plume de son neveu Denis. J’en reprends ici les principaux éléments, notamment parce qu’une bonne partie de sa vie s’est déroulée dans le quartier. Élève du petit puis du grand séminaire de Montpellier à l’époque où il se trouvait dans l’ancien couvent des Récollets, Pierre Coural devient prêtre en 1815. Succursaire d’Argelliers et La Boissière, puis vicaire de Saint-Chinian en 1822, il finir par s’y attirer de solides inimitiés. Soutenu par son évêque, il devient en 1834 directeur du grand séminaire et aumônier des Frères des écoles chrétiennes. L’année suivante, le nouvel évêque, Monseigneur Thibault, qui ne partage pas le point de vue favorable de son prédécesseur, lui retire la direction du séminaire. De santé fragile, un peu ridicule par sa simplicité et son aversion quasi-physique pour les femmes, le père Coural vit alors dans la gêne, de son seul traitement d’aumônier des Frères. 


Portrait du père Coural conservé à Nazareth, auteur et date inconnus (cliché Farivar Aghvami)


C’est en 1840 que sa carrière ecclésiastique prend un tour décisif. Pierre Coural devient aumônier de Notre-Dame du Refuge. Cette œuvre supprimée par la Révolution et restaurée vingt ans plus tôt, achète en 1845 l’enclos Bourgoin, actuellement au 38 de la rue Lakanal. Conservant la maison de maître, la congrégation fait bâtir couvent et chapelle et s’y installe en 1847. Les sœurs augustines de Notre-Dame du Refuge avaient pour but de « ramener à la vertu les femmes et filles libertines ou en danger moral » depuis 1624, de gré… ou de force. Mais elles ne pouvaient le faire que pour celles dont des âmes charitables payaient la pension. Le père Coural voudrait fonder une œuvre qui accueillerait les "repenties" quelles que soient leurs ressources. Le nouvel aumônier de Notre-Dame du Refuge aide celui de la maison centrale, prison pour femmes installée dans ce qui est devenu depuis l’Agora de la Danse. C’est à son contact qu’il est témoin du dévouement des sœurs de Marie-Joseph. Le projet initial du père Coural aurait été de fonder lui-même une congrégation. Voyant que celle des sœurs de Marie-Joseph répond parfaitement à son dessein, il s’en ouvre à leur supérieure générale qui donne bientôt son accord. 

Une première installation a lieu dans la maison d’un Monsieur de Villiers, au faubourg Saint-Jaumes. Après quelques aménagements, les sœurs de Marie-Joseph s’y installent en janvier 1842. Au bout de deux mois, avec 17 pensionnaires, la petite maison est déjà pleine. Le père Coural rédigea alors un mémoire pour faire connaître son projet. Ce mémoire permet d’obtenir un revenu annuel du département de l’Hérault de 1000 francs or. La ville de Montpellier y ajoute 600 francs or de versement annuel. Le roi Louis-Philippe et les membres de la famille royale envoient des dons et promettent leur appui. Dès le mois d’octobre 1841, les sœurs avaient sollicité leur protecteur le préfet Bégé.

Celui-ci donne corps au projet en achetant pour 36 000 francs or une maison de campagne sur un terrain de 9 hectares, la propriété d'un M. Pech. Les religieuses rembourseront peu à peu l’achat jusqu’en 1859. On voit sur le cadastre de 1817 cette maison, isolée au fond d’une allée. C’est à son emplacement que furent construits les bâtiments de l’œuvre des sœurs de Marie-Joseph. L’abbé Coural, abandonnant l’aumônerie de Notre-Dame du Refuge, s’installe à la solitude dès son ouverture. 

Le 26 mai 1843 est officiellement fondée la Solitude de Nazareth, destinée à accueillir les détenues de la maison d’arrêt de Montpellier à la fin de leur détention. Ces « pénitentes » sont un danger social qu’il faut contrôler et contenir, et donc enfermer, même après l’exécution de leur peine. On craint que livrées à elles-mêmes sans moyen de subsistance, les anciennes détenues ne récidivent dans leur délinquance, se fassent mendiantes, voleuses ou bien qu’elles s’adonnent à la prostitution. La mythologie de la sainte famille au travail est convoquée pour un projet où il s’agit bien plus de protéger les valeurs morales et le droit sacro-saint à la propriété que les pénitentes. Celles-ci sont censées pouvoir quitter Nazareth quand elles le veulent, mais les autorités veulent se convaincre qu’elles y restent car la liberté leur ferait peur. Le maire de Montpellier qui visite l’établissement à ses débuts n’y voit que douceur, travail absorbant et qui leur permet de vivre dignement de leur labeur. Il faut dire que ne sont admises au Refuge que des femmes âgées de 15 à 35 ans et valides.

En 1843, le général Bugeaud, gouverneur général de l’Algérie, proposa de marier des pénitentes à des hommes destinés à coloniser l’Algérie afin de contribuer à en faire une colonie de peuplement. Un double bénéfice moral en était attendu : empêcher les débordements de ces colons qui autrement seraient célibataires tout en offrant une rédemption par le mariage aux filles "souillées" par le malheur ou par leur "faute". Ce projet ne semble pas avoir eu de suite, mais il n’est pas inédit dans l’histoire. Le Régent Philippe d’Orléans essaya un bon siècle plus tôt de peupler ainsi la Louisiane de "filles de la cassette" pour y pallier la pénurie de femmes à marier.

En 1845, la Solitude de Nazareth comptait 72 pénitentes. En 1855, l’Institut en avait déjà accueillies 684. La plupart sont issues de villes et de villages proches, mais il en vient de toute la France, de plusieurs pays d’Europe et mêmes des colonies. Parmi les pénitentes, une petite élite devenait "filles de Marie". Sans être religieuses, elles vivaient à part, dans une austérité plus grande encore, une vie de prière et de travail. Mais comment ne pas penser à toutes les autres, restées rebelles ou qui n’avaient pas montré assez de repentir pour mériter cette considération ? Comment ne pas imaginer que certaines d’entre elles feignirent pour survivre les sentiments que l’on attendait d’elles ? Leur nombre est en tout cas impressionnant car 166 filles de Marie forment le personnel du Refuge en 1855. 

A partir d’octobre 1847, les sœurs prennent également en charge les mineures délinquantes. L’État paye leur pension et subventionne la construction de nouveaux locaux. Ce sont les filles de Marie qui accueillent des "articles 66" dans un quartier correctionnel distinct de celui des pénitentes. Elles assurent la surveillance, particulièrement des dortoirs. Si certaines durent profiter de cette position pour mener à leur tour la vie dure aux détenues, ce ne fut pas le cas d’une majorité. Ce qui fit la réussite durable de cette partie de l’œuvre, c’est la connaissance intime du mode de vie des détenues par les filles de Marie. Elles étaient à même de les comprendre et d’anticiper leurs réactions. Elles ne prêchaient pas une morale théorique mais se proposaient comme exemple. Plus prosaïquement, elles étaient parfaitement capables d’identifier les fauteuses de troubles rapidement et de les écarter sans état d’âme avant qu’elles ne nuisent à l’ensemble. 

Le 28 janvier 1852, un décret du gouvernement déclare les sœurs de Marie-Joseph d’utilité publique. Le 5 mars 1860, l’établissement psychothérapeutique pour enfants et adolescents est reconnu par décret. Les jeunes détenues y apprennent à lire, écrire et les quatre opérations. Elles y reçoivent une formation propre à leur donner des moyens de subsistance à leur sortie. Lorsque les jeunes détenues dans le cadre de l’article 66 finissent leur temps ou deviennent majeures, elles sont placées par l’Institut Nazareth dans des familles réputées sûres. Mais elles sont surtout encouragées à rester de leur plein gré au sein de la Solitude. Sur les 496 détenues du vivant du père Coural, 170 ont fait ce choix. L’Institut poursuit ainsi le but que lui a clairement assigné l’État en soutenant sa création et son développement : limiter la récidive, qui coûte cher à l’administration de la justice et à la société en général et retrancher un maximum de femmes de ces classes laborieuses incontrôlées que l'on voit surtout comme dangereuses. 

Le père Coural décrivait les toutes jeunes détenues comme « des sauvages de la misère ». Dans les registres d’écrou, Marie Rouanet a relevé 1670 noms entre 1854 et 1932. Là encore elles viennent d’un peu partout. Le biographe du père Coural note même la présence parmi elles de jeunes femmes noires venues des colonies. Dans les premières années, le vagabondage et la prostitution reviennent le plus souvent. Notre manière d’envisager la protection de l’enfance est si radicalement différente de celle de l’époque que certaines condamnations nous paraissent révoltantes. Comme celle de Marie-Elise Dorman, entrée à huit ans à la Solitude pour outrage public à la pudeur et qui y endura dix ans de punition ! Ou celle de Paule Viguier, treize ans, à qui on reproche son vice et, circonstance aggravante, d’avoir détournée une fille plus jeune. Certaines arrivaient à Nazareth enceintes ou atteintes de maladies vénériennes, bien souvent la syphilis. 

Au hasard des faits divers rapportés par les journaux, on trouve parfois une évasion, comme celle-ci, rapportée par L'Eclair  le 11 janvier 1888 : "Deux filles, âgées de 19 et 20 ans, qui s'étaient évadées hier matin de la solitude de Nazareth, y ont été réintégrées, le soir, par les soins de la police." Quelle punition ont-elles bien pu recevoir ? 

Il y eut bien sûr aussi des révoltes, voire des mutineries. Mais si dur que nous semble ce régime, il n’était pas le pire et pour les plus rebelles des endroits plus inhumains existaient, comme le terrible « château des filles maudites » de Clermont-sur-Oise, ou bien Cadilhac, où tout manquement à la règle absolue de silence était cruellement puni. Pour les vénériennes, on ne les transférait que pour les cas les plus sévères ; pour les autres, le prix de journée était simplement doublé. Les violentes, les démentes, finissaient à Font d’Aurelle, l'asile départemental d'aliénés. Aucune tolérance non plus pour les amitiés particulières et les relations homosexuelles. 

La vie est austère à Nazareth. Plus que la solitude, ce qui marque dans le règlement extrêmement minuté voulu par le père Coural, c’est le silence. Certes ce n'est pas inhabituel à l'époque dans la vie collective. Les élèves du lycée de Montpellier n'obtiennent le droit de parler pendant les repas qu'en 1889. Mais le régime de Nazareth parait très dur pour notre point de vue contemporain. 

Au temps du père Coural, on se lève à 4 heures l’été, 4 heures et demie l’hiver. Ensuite travail jusqu’à 7 heures l’été ou 7 heures et demie l’hiver, heure où se prend le déjeuner. Après le déjeuner, retour à l’atelier, où les nazaréennes chantent des hymnes et cantiques jusqu’à la prière de 9 heures. Après cette prière qui dure cinq ou six minutes, le travail reprend en silence jusqu’à la sonnerie de l’angélus de midi. Le repas de midi, après le bénédicité, se prend en silence sauf le jeudi et le dimanche où il est permis de parler ; les autres jours, les nazaréennes se relaient pour lire à haute voix des textes pieux ou instructifs. Après les grâces, c’est la récréation. Le règlement établi par le père Coural ne tolère que « les amusements convenables à leur sexe » pour les nazaréennes, qui ne doivent jamais se retrouver à moins de trois et sont découragées d’être toujours en compagnie des mêmes personnes. Pendant la retraite qui a lieu chaque année du premier dimanche d’octobre au dimanche suivant inclus, il est interdit de jouer ou de parler y compris pendant les temps de récréation. Je n’ai pas trouvé de durée pour le repas de midi et la récréation qui le suit. Après la récréation, on retourne à l’atelier en rang par deux et en silence. Une nazaréenne récite alors une prière, à laquelle ses compagnes doivent répondre. Puis silence jusqu’à 14 heures où l’on chante le veni creator, suivi d’une lecture édifiante de vingt minutes. Ensuite c’est le retour au silence jusqu’à 16 heures où l’on dit les mêmes prières qu’à 9 heures avant d’écouter la lecture d’un chapitre de L’imitation de Jésus-Christ. Les pensionnaires fragiles peuvent alors prendre un goûter fait de soupe ou de pain. A 17 heures, le chapelet est récité, accompagné de prières pour les bienfaiteurs de l’établissement ou les malades. A 18 heures, on chante à nouveau des hymnes et des cantiques. On soupe à 19 heures en hiver et 19 heures 30 en été. Le souper est suivi d’une récréation prise dans les cours intérieures, éclairées par des réverbères à la mauvaise saison. Je n'ai pas non plus trouvé l'heure du coucher et de l'extinction des feux. 

Une cour intérieure de Nazareth, carte postale sans date (collection personnelle)

Les dimanches et jours de fête, le lever se fait deux heures plus tard. La messe est dite une heure après le lever, suivi d’une « instruction » puis du déjeuner. Les nazaréennes vont ensuite en récréation avant d’entendre à 10 heures une conférence « proportionnée à leur intelligence et à leur humble situation » selon les mots du biographe du père Coural. La récréation reprend ensuite jusqu’à midi, où l’adoration du saint-sacrement précède le dîner. Après une nouvelle récréation, à 13h45, une lecture pieuse précède les vêpres célébrées à 14 heures. S’ensuit une autre récréation, jusqu’à la conférence donnée par la mère supérieure à 17 heures, qui occupe le temps jusqu’au souper qui se prend à 18 heures. Une fois par mois c’est l’aumônier qui donne lui-même cette conférence. 

Le 21 mars 1867, le père Coural mourut. Il fut inhumé dans l’enceinte de la solitude de Nazareth. 


Tombe du père Coural dans La Chapelle de Nazareth (cliche Farivar Aghvami)


La solitude de Nazareth évolue avec son temps et avec l’état du droit qui s’oriente vers une justice des mineurs plus humaine. A partir de 1912, en application de la loi du 22 juillet 1912, les religieuses accueillent des « confiées ». Cette loi dispose, en son article 1er que le « mineur de l’un ou de l’autre sexe de moins de treize ans, auquel est imputée une infraction à la loi pénale, qualifiée crime ou délit, n’est pas déféré à la juridiction répressive. Il pourra être soumis, suivant les cas, à des mesures de tutelle, de surveillance, d'éducation, de réforme et d’assistance qui seront ordonnées par le tribunal civil statuant en chambre du conseil... » C’est de l’application de telles mesures que se chargèrent les religieuses.

Emprise de la solitude de Nazareth en 1896 sur le plan dressé par M. A Kruger
(Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France) 

En 1942, Nazareth accueillait 153 filles et femmes, encadrées par 7 religieuses et un aumônier. Chaque groupe était séparé des autres, par la tenue, les activités et les bâtiments, du dortoir au réfectoire en passant par l’atelier. Certaines travaillaient à la fabrication de gants, d’autres faisaient de la blanchisserie tandis que d’autres encore s’occupaient des grands jardins et de la porcherie qui formaient la base de l’alimentation de la communauté. La Solitude possédait sa propre boulangerie et un petit cimetière. Seule la chapelle était commune mais la surveillance stricte et la séparation de chaque groupe empêchait tout contact. La première chapelle était dans le corps des bâtiments, c’est en 1876, neuf ans après la mort du père Coural, que l’immense chapelle néo romane qui existe toujours a été construite sur les plans de l’architecte Bésiné. 


Chapelle, vue du clocher (cliché Farivar Aghvami)

Intérieur de La Chapelle - l'autel (cliché Farivar Aghvami)


Pour des raisons de droits je ne peux reproduire ici la photo d'ensemble de l'intérieur qui figure à l'inventaire général, mais on peut la consulter directement ici. Le bâtiment nord était consacré aux « confiées », le bâtiment sud au Refuge. Entre les deux faisant tampon se trouvait le bâtiment dédié au logement des sœurs de Marie-Joseph. L’uniforme des orphelines se distinguait par son col et ses parements blancs. Les confiées portaient une jupe sombre et une blouse claire. Les filles de Marie se reconnaissaient à leur curieuse coiffe, un béguin tuyauté. Les condamnées portent des tenues uniformément sombres et doivent assister voilées aux offices. Des cellules de punitions isolaient encore davantage les plus rebelles ; intentionnellement très visibles, elles jouaient apparemment surtout un rôle dissuasif. 

Pendant la guerre, Nazareth vit arriver une nouvelle génération de pensionnaires : les "collaboratrices horizontales". On les y envoyait pour avoir couché avec des Allemands. Marie Rouanet raconte que l’une d’entre elles avait été libérée par son amant lui-même, un membre de la Kommandantur qui avait voulu la garder avec lui. 

En 1944, Mère Marie-Bernard et le professeur Lafon créent à Nazareth  le Centre d'observation des oliviers, un institut d’observation technique, dédié à l’analyse de la situation des enfants et adolescents afin d’améliorer leur rééducation. Les préconisations formulées devaient être transmises au tribunal. L’ordonnance de 1945 et la création du juge pour enfant transforment en profondeur la prise en charge de la jeunesse délinquante et à nouveau, Nazareth s’adapte à son temps. Le Centre des oliviers ne se limita pas longtemps à la jeunesse délinquante et élargit son accueil à l'enfance malheureuse et inadaptée. Il innovait par le croisement des regards sur les enfants et jeunes filles accueillies : médecin psychiatre, psychologue, éducatrices, institutrices, monitrices d'enseignement techniques et assistante sociale. En 1953, la direction du Centre des Oliviers devient laïque. Pour autant l'implication des religieuses ne disparaît pas. Au début des années 1960, elles sont même nombreuses à suivre les cours de l'Institut de Psycho-Pédagogie Médico-sociale, au sein de la faculté de médecine, qui correspondaient à un grade de licence.

La physionomie de Nazareth évolue rapidement après la guerre. Le Refuge disparaît, les barreaux des fenêtres aussi. Les dortoirs immenses sont remplacés par des box ou au moins divisés par des tentures. On apporte un soin nouveau à la décoration, à donner de la couleur. L'établissement reçoit des filles de 6 à 16 ans dans des cadres juridiques divers. La typologie est encore sommaire, mais elle s'affine. On distingue au milieu des années 1960  le sort de celles qui suivent une scolarité normale (primaire jusqu'au certificat), de celui des "retardées scolaires" ou encore de celui des "caractérielles". Après le certificat ou pour celles qui ne pouvaient y parvenir, Nazareth délivrait un enseignement professionnel dans la lignée des ateliers d'autrefois (couture, lingerie) ou plus moderne (sténo-dactylo, comptabilité).

En 1971, les sœurs de Marie-Joseph fusionnent leur congrégation avec celle des sœurs de la Miséricorde. Dès cette époque, la pression immobilière fait que les promoteurs s’intéressent à la partie non bâtie de la propriété des sœurs, qui représente 5 hectares sur un total de 9. L’administration incitait les religieuses à se tourner vers les personnes âgées, les religieuses souhaitaient continuer à s'occuper de jeunes à leur sortie de prison afin de contribuer à leur réinsertion. Un compromis est finalement trouvé en 1990. Les sœurs cessent de gérer directement l’œuvre consacrée aux jeunes, confiée à une association de gestion pour la formation et l'action sociale (AGFAS).

Début 1993, la construction de l’espace Coural est lancé, à partir des plans de l’architecte Thierry Menut. 41 millions doivent être investis pour créer deux bâtiments dédiés aux personnes âgées, soit 90 lits à différents niveaux de dépendance. Le complexe doit avoir une vocation intergénérationnelle, les trois autres bâtiments nouveaux sont dédiés à l’accueil d’une cinquantaine de jeunes de 15 à 25 ans, soit en sortie de prison, soit confiés sur décision de justice. L’offre de formation devait comprendre la cuisine, le service, l’entretien des locaux, la blanchisserie, les espaces verts... L’achèvement est alors prévu pour mars 1994. C’est avec quelques mois de retard que l’espace Coural peut être inauguré en novembre 1994. Pour des raisons qu'il ne m'appartient pas de traiter ici, ces structures n'appartiennent plus aujourd'hui à la congrégation et sont actuellement gérées par l'ACPPA sous le nom "Les Couralies". Elles offrent actuellement 85 places, dont 11 sont dédiées aux personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. 

J’ai fréquenté les sœurs de Marie-Joseph et de la miséricorde à la paroisse Saint-Léon et lorsqu’elles venaient en bonnes voisines à la kermesse des sœurs Franciscaines. Je me souviens en particulier de l'une d'entre elles, dont j'ai oublié le nom, au bel accent pied noir, qui fréquentait aussi la chorale de la paroisse Saint-Léon et le cours biblique. J’ai été témoin de leur bienveillance un peu désuète, d'une fermeté tranquille envers les jeunes femmes ayant un handicap mental dont elles s’occupaient. Je me souviens de deux de ces demoiselles, qui portaient leur plus belle robe pour l’occasion, s’étaient parfumées et avaient même mis un trait de rouge à lèvres. On aurait dit deux fillettes surexcitées, pour lesquelles le fait d’acheter des bonbons ou de déplier fiévreusement les billets du « qui perd gagne » était un moment de liberté joyeuse. 

A regarder les choses avec le recul du temps, on pourrait se demander comment la Solitude de Nazareth n’a pas dérivé comme le firent les couvents irlandais des Magdalene laundries. Outre l’esprit de la maison, et la bonne réputation des religieuses, on peut sans doute l’expliquer par le faible nombre des pensionnaires, leur cloisonnement strict, l’exclusion de toutes les « déviantes » et le régime plus doux que dans de nombreux autres établissements du même type. Il faut sans doute aussi insister sur la constante adaptation de Nazareth à son époque, jusqu'à sa déconfessionnalisation au début du XXIe siècle. 

Les soeurs ont quitté l'établissement en 2002. Depuis lors, l'Institut Nazareth est intégré à la Fondation Armée du Salut, dont il est le 42e établissement. L’institut est un ITEP (Institut thérapeutique éducatif et pédagogique). D’après le décret du 6 janvier 2005, Il a vocation à scolariser des « enfants et des adolescents présentant des difficultés psychologiques importantes dans leur adaptation à la vie scolaire et sociale, qui entraînent un rapport difficile aux autres et aux apprentissages ». D'importants travaux de rénovation ont été menés à partir de 2005. La mise à nu des murs de l'ancien réfectoire des soeurs a révélé des fresques datant des années 1950.

Fresque le repas, exécutée en 1952 (cliché Farivar Aghvami)
Travaux dans l'ancien réfectoire des soeurs en 2004 (cliché Farivar Aghvami)


En novembre 1999, Raymond Dugrand avait annoncé la réalisation de 300 logements sur le patrimoine immobilier cédé par les soeurs de Marie-Joseph et de la miséricorde. La ville venait de racheter 227 m2 à la congrégation dans le but d’élargir la rue de Nazareth jusqu’à la rue du 81régiment d’infanterie pour la mettre à double sens. La ville dut également racheter une partie de leur terrain à la copropriété du jardin aux fontaines, à l’EMSAM et à des particuliers.

Alors que l’on élargissait la rue de Nazareth le 17 août 2005, les ouvriers furent arrêtés dans leur progression par une grande pièce voutée, semi-enterrée, dont j’ai pu m’approcher derrière les barrières Vauban installées pour sécuriser l’excavation. On voyait nettement une grande citerne dont Midi Libre révélait les dimensions : 15 mètres de profondeur pour 7,5 mètres de diamètre. Il s’agissait d’un ancien puits qui alimentait la solitude de Nazareth jusqu’à la seconde guerre mondiale. Découverte banale, ce que confirma la DRAC. La voute était superbe, évoquant le chœur d’une église romane primitive. Le fait que le puits remonte à la fin du XVIIIe siècle ou à la fin du XIXe siècle n’en faisait pas un élément de patrimoine de grande valeur, ce type de puits étant assez courant. Il a donc fallu 400 tonnes de pierres pour le combler. Le mur qui ferme l’ancien puits sur la rue est décoré d’une sorte d’arc qui évoque la forme de la jolie voute si brièvement mise à jour. 

Emplacement de l'ancien puits de Nazareth - octobre 2018 (collection personnelle)

Mon frère a habité quelque temps dans l'une des résidences construites sur les anciens terrains de Nazareth, impasse de Baalbek. Il m'est arrivé de prendre le petit déjeuner sur sa terrasse, avec vue sur l'ancienne imprimerie de la Charité et du Jardin aux Fontaines.


Vue depuis la résidence Nazareth de l'impasse de Baalbek - juillet 2014 (collection personnelle)

L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton est disponible ici. J'y ajoute cette fois un remerciement tout particulier à Farivar Aghvami qui m'a donné de précieux compléments d'information sur Nazareth entre 1945 et les années 1970 et surtout m'a permis d'utiliser ses photos inédites.


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