Pierre-Rouge 27 : De la maladrerie au cimetière Saint-Lazare
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Allée du cimetière Saint-Lazare où se trouve la concession de ma famille maternelle (collection personnelle - octobre 2018) |
J’ai découvert au cimetière Saint-Lazare ce qu’était la mort. C’était un jour de septembre 1983. J’avais six ans et mon arrière-grand-père adoré venait de mourir. J’ai rêvé pendant des mois ensuite qu’il revenait. On le retrouvait dans la rue pas très loin de la maison, il montait dans la voiture, rentrait avec nous et la vie reprenait comme avant. Mais au réveil je savais bien que ce n’était pas vrai. J’avais vu le cercueil descendre dans le caveau familial. On fermait encore les caveaux en présence de la famille à l’époque, notre sensibilité s’est accrue depuis, les cercueils déjà présents sont cachés par des bâches et on fait s’éloigner les proches pour la fermeture. A l’époque, c’était violent, mais c’était clair.
J’ai beaucoup accompagné ma grand-mère dans ses visites au cimetière, toujours avec de quoi arroser les fleurs et nettoyer les tombes de nos morts. Les cyprès qui servent d’alignement et d’ombrage déposent régulièrement leurs aiguilles sur les tombes, leurs ornements et les espaces libres entre les concessions. Une tombe peu souvent nettoyée a vite l’air abandonnée. Notre tombe familiale était un lieu de prière et de confidence. Ma mère a repris de sa mère et de sa grand-mère avant elle cette habitude un peu étrange de s’y confier aux morts de la famille. Le surlendemain des noces de mon frère, nous y avons porté ce qu’il restait des fleurs, comme pour faire participer à titre posthume ma grand-mère à cette fête qu’elle aurait voulu voir. La généalogie est en partie ma façon propre de rendre leur culte aux ancêtres. Je ressens moins le besoin de la visite au cimetière. Mais il fut aussi le lieu de premiers questionnements et indirectement du début de mes vraies recherches. J’en reparlerai par ailleurs.
La concession très simple des Franciscaines du Saint-Esprit (collection personnelle - octobre 2018) |
Dans les années 1980, la période des vacances de Toussaint, alors plus courtes, mettait les abords du cimetière Saint-Lazare en révolution. La circulation automobile était bloquée sur l’avenue Saint-Lazare entre l’avenue de la Reine Hélène d’Italie et l’entrée principale du cimetière. Les fleuristes et marbriers étendaient leur étalage jusqu’au trottoir et, en face, le long du mur, un marché aux fleurs s’installait pour une bonne semaine. Le chrysanthème en pot était le produit phare. Une nuée de petits porteurs proposaient d’aller de l’étal jusqu’à votre concession avec des carrioles de jardins, petites remorques en bois et en tubes de métal peints en vert. Ma grand-mère refusait systématiquement ces sollicitations pressantes. Nous portions nous-même nos pots.
Dans les années 1990, ce marché aux fleurs de Toussaint s’est étiolé. Je ne sais plus quand il a disparu. Aujourd’hui, alors que la succursale d'Amarger-Arguel a fermé, il ne reste plus de deux devantures de boutiques pour s’approvisionner localement. Est-ce parce que les concessions récentes sont plutôt au cimetière Saint-Etienne, à Grammont ? Est-ce parce que les grandes surfaces, spécialisées ou non, ont pris le relais ? Est-ce la place nouvelle de l’incinération comme choix d’obsèques qui expliquerait cette disparition ? Ou plus largement le changement de rapport des nouvelles générations au cimetière ? Sans doute un peu de tout cela.
Avenue Saint-Lazare, les maisons basses laissent la place à de grands immeubles devant le cimetière (collection personnelle - octobre 2018) |
Dans les années 1990, ce marché aux fleurs de Toussaint s’est étiolé. Je ne sais plus quand il a disparu. Aujourd’hui, alors que la succursale d'Amarger-Arguel a fermé, il ne reste plus de deux devantures de boutiques pour s’approvisionner localement. Est-ce parce que les concessions récentes sont plutôt au cimetière Saint-Etienne, à Grammont ? Est-ce parce que les grandes surfaces, spécialisées ou non, ont pris le relais ? Est-ce la place nouvelle de l’incinération comme choix d’obsèques qui expliquerait cette disparition ? Ou plus largement le changement de rapport des nouvelles générations au cimetière ? Sans doute un peu de tout cela.
Une allée du cimetière avec son ombrage typique de cyprès (collection personnelle - octobre 2018) |
Car il y a des modes dans le funéraire aussi et si nous sommes égaux devant la mort, les différences de statut social restent éclatantes dans l’équivalent local du Père-Lachaise. Une promenade dans ce beau cimetière Saint-Lazare suffit à s’en persuader. Les fières chapelles familiales de la partie ancienne, d’autant plus ornées qu’elles sont proches de la chapelle principale, toutes en concessions perpétuelles, rappellent une mort bourgeoise, où l’on fait dévotion à ses morts dans le privé de leur pénombre humide. Parfois une porte entrebâillée laisse encore voir un prie-Dieu, un petit autel ou d’autres objets de piété. Ces morts-là ont gardé dans la mort leur titre de noblesse, leur légion d’honneur ou un autre attribut de notabilité.
Une chapelle familiale typique des tombes de la partie la plus ancienne du cimetière (collection personnelle - octobre 2018) |
Autour il y a la masse des sépultures des classes moyennes du début du siècle, avec leur entourage en métal rouillé, les cœurs en fer blanc où l’on devine encore parfois le nom des défunts, parfois encore une couronne en fausses perles, des fleurs en terre cuite. Les inscriptions sont effacées par le temps et l’érosion. Parfois elles sont incomplètes. Sur la tombe de mon arrière-arrière-grand-père César Lubac, ni nom, ni dates pour lui. Seul le souvenir de ma mère, qui accompagnait sa grand-mère sur la tombe déposer un bouquet de pensées pour la Toussaint m’a permis d’aller voir la conservation du cimetière pour m’assurer qu’il y était.
Le cimetière semble là depuis bien longtemps. Pourtant à l’échelle de l’histoire montpelliéraine, le cimetière Saint-Lazare est récent. Mais le rapport de cet endroit avec la mort est plus ancien.
Maladrerie Saint-Lazare (archives municipales de Montpellier, ii 153 - cliché de l'auteur) |
Au Moyen-âge la lèpre faisait peur et les lépreux étaient isolés, à la fois pour ne pas imposer leur présence au reste de la population et aussi pour les soigner et les protéger des violences populaires qui les prenaient facilement pour cibles (le petit Thalamus rapporte qu’en 1321 on brula des lépreux à Montpellier). C’était le rôle de la maladrerie de l’hôpital Saint-Lazare, fondée par Ermessende, veuve de Guilhem V, et attestée dès 1131. Lazare est à la fois le patron des lépreux et des mendiants, mais aussi des croque-morts et des fossoyeurs. La maladrerie comprenait une chapelle, des locaux de service attenants et une maison destinée aux lépreux. Les descriptions que nous avons de l’entrée en maladrerie sont assez glaçantes. C’est une véritable mort sociale que subit le lépreux, condamné à une existence de réclusion et au carcan d’un emploi du temps marqué par la pratique religieuse la plus austère. La maladrerie disparut en 1673.
Au XIXe siècle, on essaya de repousser les morts loin des villes. A Montpellier, on y réfléchit dès l’époque révolutionnaire, mais comme souvent, cette époque fut plus fertile en projet innovants qu’en réalisations concrètes. Pourtant il a bien existé un cimetière provisoire sur l'emplacement de la maladrerie Saint-Lazare, au printemps 1794, à l'occasion d'une épidémie de choléra.
C'est le 14 septembre 1849 que le cimetière Saint-Lazare est ouvert après une bénédiction solennelle. La maladrerie, ses champs et ses vignes, n’occupait qu’une partie des terrains qui forment l’emprise actuelle du cimetière Saint-Lazare et de ses extensions. Les plans anciens montrent que ces terrains étaient partagés par de nombreux propriétaires. Le cimetière Saint-Lazare est agrandi à deux reprises, en 1864 et en 1918.
Au XIXe siècle, avant l'interdiction des processions publiques par la IIIe République, l'évêque prenait la tête d'une imposante procession à le jour des morts, à deux heures de l'après-midi, en direction du cimetière, suivi d'une foule nombreuse. Le nombre de célébrations était assez impressionnant à l'occasion de la Toussaint. En 1887, Vêpres à 15 heures pour la Toussaint. Le lendemain 2 novembre, jour des morts, première messe à 6 heures du matin, deuxième messe à 7 heures et grand messe à 8 heures. A 14h30, vêpres suivies d'un sermon prêché par l'abbé Barrat, suivie d'une absoute et de la bénédiction du Saint Sacrement.
Un vitrail de la chapelle du cimetière Saint-Lazare (collection personnelle.- octobre 2018) |
Le recul de la pratique religieuse s'est depuis nettement fait sentir. Dans les années 1990, la diminution du nombre de prêtres conduisit le clergé des paroisses à faire appel de façon accrue aux laïcs dans l’accompagnement des familles en deuil. Ma grand-mère s'y impliqua au sein de la paroisse Saint-Léon. C’est sans doute à cette occasion que ma grand-mère a reçu une copie d’un document de la main de l’abbé Chazottes, aumônier du cimetière entre 1979 et 1999. Il avait succédé aux Lazaristes, faute de candidat. Chazottes était alors vicaire épiscopal et aucun curé n’avait souhaité assumer cette mission. A la fin des années 1970, les aumôniers accueillaient à l’entrée du cimetière les convois funéraires venus des paroisses et les accompagnaient jusqu’à la tombe. A cette époque, avant la création du cimetière Saint-Etienne en 1982, l’abbé Chazottes estime à 450 le nombre annuel d’obsèques catholiques à Saint-Lazare. A la fin des années 1990, Saint-Lazare ne recevait plus que 200 obsèques catholiques par an contre 800 à Saint-Etienne. Sous le stylo bille du prêtre, le propos se fait amer. Il décrit les personnels pressés, les obsèques où, deux ou trois fois par an, il se retrouve seul avec le cercueil dans la chapelle. Seul point positif, il loue les travaux qui ont rendu leur éclat à la chapelle et à ses vitraux.
Extérieur de la chapelle du cimetière Saint-Lazare (collection personnelle - octobre 2018) |
La chapelle est modeste par ses dimensions (81m2), très sobre dans son architecture. Les ouvertures sont rares et de petites dimensions. La clarté de la pierre empêche cependant qu'on la trouve sombre, du moins les jours de soleil.
Le 19 juillet 1854, la guillotine est dressée devant le cimetière Saint-Lazare. Elle sert à exécuter Pierre Villebrun, un boulanger de 35 ans né dans les hauts cantons de l’Hérault, à La Linière, commune de Vieussan. Le 12 avril 1854, Villebrun avait tué et volé le pauvre Bord, dit Carcassonne, un portefaix de Sète (on écrivait Cette alors). Moins de deux mois plus tard, il était condamné par la cour d’Assises de Montpellier, et exécuté un mois et demi après. Je n’ai pas réussi à trouver dans la presse ancienne numérisée de récit de l’exécution elle-même, que Roland Jolivet ne cite qu’en passant.
Il abrite quelques morts illustres : Cambacérès, le peintre Alexandre Cabanel, et des figures locales, comme Georges Dezeuze ou Henri de Lunaret. Il fait l’objet de visites culturelles, notamment autour du très sympathique groupe Montpellier histoire et patrimoine, dont les membres sont nombreux à lire régulièrement ce blog.
Générique de L'homme qui aimait les femmes de François Truffaut (1976, capture d'écran, tous droits réservés) |
Quelques mois avant ma naissance les caméras des films du carrosse s’installèrent de longues semaines à Montpellier. François Truffaut y tournait un film explicitement situé à Montpellier, dont la première scène commençait au cimetière Saint-Lazare, par l’enterrement du narrateur Bertrand Morane, incarné par Charles Denner. On voit d’abord un corbillard longer l’avenue de la reine Hélène d’Italie et ses trottoirs alors en terre battue, puis pénétrer dans le cimetière.
Dans la partie ancienne du cimetière, tout près de la chapelle, depuis une tombe ouverte, l’homme qui aimait les femmes voit défiler exclusivement des silhouettes féminines, dont son éditrice incarnée par Brigitte Fossey, une joueuse de tennis ou une employée de loueur de voitures qui a le visage de la jeune Nathalie Baye. C’est la seule incursion indentifiable du film dans le quartier.
L'homme qui aimait les femmes de François Truffaut (1976, capture d'écran, tous droits réservés) |
Dans la partie ancienne du cimetière, tout près de la chapelle, depuis une tombe ouverte, l’homme qui aimait les femmes voit défiler exclusivement des silhouettes féminines, dont son éditrice incarnée par Brigitte Fossey, une joueuse de tennis ou une employée de loueur de voitures qui a le visage de la jeune Nathalie Baye. C’est la seule incursion indentifiable du film dans le quartier.
Enfant, curieux, je me suis étonné qu’une rue proche de chez nous s’appelle « avenue de la reine Hélène d’Italie ». A mon début de culture historique d’école primaire, la royauté semblait une réalité très lointaine dans le temps. Je ne l’associais pas à une personne morte seulement cinq ans avant la naissance de ma mère. Pour rentrer le soir à Jacou où nous résidions alors, la Renault 19 beige passait par l’avenue de la reine Hélène d’Italie en venant de l’avenue de Castelnau, puis nous longions par l’ouest le cimetière Saint-Lazare pour gagner le pont submersible. C’est donc jour après jour que j’ai vu les travaux du monument qui allait rendre hommage à Hélène de Savoie.
Angle de l'avenue Saint-Lazare et de l'avenue de la Reine Hélène d'Italie (collection personnelle - octobre 2018) |
La presse m’a donc appris en 1989, alors qu’on aménageait au carrefour entre l’avenue Saint-Lazare et l’avenue de le Reine Hélène, une sorte d’alcôve pour accueillir son buste, qui était Hélène d’Italie. D’origine monténégrine, Hélena Petrovich Negoch était la fille du roi Nicolas Ier de Monténégro. En 1896, elle avait épousé le prince héritier du Royaume d’Italie. Devenu roi en 1900 suite à l’assassinat de son père, Victor-Emmanuel III a eu cinq enfants avec Hélène. L’Italie est dans le camp des vainqueurs de la Ière guerre mondiale mais elle n’obtient pas tous les territoires qu’elle convoitait. En récupérant les mécontentements divers, voire contradictoires, de la société italienne, Mussolini et son parti fasciste accèdent au pouvoir en 1922. Victor-Emmanuel III laisse s’installer la dictature fasciste et accepte d’être proclamé empereur d’Éthiopie en 1936 puis de roi d’Albanie en 1939. Le rôle du roi pendant la guerre fait encore l’objet de vives polémiques. Si en 1943, à la faveur du débarquement allié, Victor Emmanuel III se débarrasse de Mussolini et s’il a montré des signes d’antipathie pour l’alliance avec Hitler, son retournement tardif ne lui profite pas. En 1946 les Italiens décident par référendum l’abolition de la monarchie. L’abdication de Victor Emmanuel III en faveur de son fils Humbert II n’y a rien changé et le règne du dernier roi d’Italie ne dure que trente-cinq jours. Victor Emmanuel III et Hélène ont pris le chemin de l’exil, vers l’Égypte où la monarchie est encore en place. Devenue veuve en 1947, Hélène vient à partir de 1948 à Montpellier pour faire soigner un cancer par le professeur Paul Lamarque. Elle réside parfois à Palavas, où le partage de son temps entre la pêche et les activités charitables la rend populaire. Elle décède d’une embolie pulmonaire sur la table d’opération le 28 novembre 1952. D’abord enterrée dans le caveau de la famille Lamarque, elle est déplacée en 1953 dans un monument construit pour elle dans l’angle sud-ouest du cimetière Saint-Lazare.
Buste de la Reine Hélène par Dominique Guilbaud (collection personnelle - octobre 2018) |
La statue à son effigie, œuvre de Dominique Guilbaud est installée en 1989 ; comme la version définitive en marbre n’est pas encore finie, c’est une épreuve en plâtre de la reine encore jeune qui est mise en place. Le buste actuel présente les traits d’une reine plus mûre. En 2002 la loi constitutionnelle qui exilait les membres de la famille de Savoie est abrogée et le retour des restes du couple royal devient possible. C’est le vœu de leurs descendants mais la controverse est vive dans l’opinion italienne. Le 15 décembre 2017, le cercueil de la reine est exhumé et rapatrié en Italie, au mausolée de Vicoforte, où elle repose désormais aux côtés de son mari.
Merci beaucoup pour cet historique. Je voudrais savoir s'il reste les archives de l'Imprimerie de la Charité. Par exemple un dossier sur l'ouvrage de Sybil de Souza, L'Influence de Ruskin sur Proust, imprimé et publié en 1932.
RépondreSupprimerBonjour, j'ignore tout à fait si des archives de l'imprimerie de la charité ont été conservées. Peut-être l'archiviste diocésain le saurait-il ? On peut le contacter à la villa Maguelonne
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