Pierre-Rouge 36 : Le quartier des tanneurs, ses activités industrielles et la fourrière

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Plan topographique Amelin, 1834, détail (Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)
On reconnait à gauche l'hôpital général avant la création de la place Albert Ier. Le collège Clémence Royer est à l'emplacement du cimetière commun. On voit nettement ici que le quai des Tanneurs côté nord est alors le seul quai construit le long du Verdanson dans cette partie de son cours, le reste est encore formé de berges terreuses souvent encombrées de déchets odorants. 

Le quai des Tanneurs conserve encore sur la rive nord du Verdanson le souvenir de d'une activité disparue. Le tannage des peaux, sous-produits de l’abattage des bestiaux, est une activité peu ragoutante et particulièrement malodorante. Depuis 1884, le Verdanson est entièrement doublé par un égout qui va jusqu’au Lez. Ce ne sont donc plus les eaux du ruisseau, mais bien l’activité du quartier qui lui donnent à la fin du XIXe siècle sa réputation de puanteur nocive. Une ancienne élève de l’Immaculée conception décrit le quartier des tanneurs tel qu’elle le voyait vers 1887 en traversant le pont de la Blanquerie : « à gauche, dans des demi-caves, des tanneurs courbés sur des chevalets, écharnaient des peaux de moutons. Il montait de là des odeurs de tanin vigoureuses, mais peu suaves ». Les peaux proviennent de la boucherie et des abattoirs locaux, mais aussi à partir du XIXe siècle, des colonies africaines. 

La tannerie est à Montpellier une activité ancienne. La rue de la Blanquerie, actuelle rue de l’Université, est attestée dès 1136. La tannerie est assez développée au XIIIe siècle pour que, parmi les douze consuls de Montpellier, l’un d’entre eux soit toujours élu parmi les tanneurs. Il était assez bas dans la hiérarchie à la tête de laquelle se trouvaient banquiers, épiciers et drapiers. Sa dixième place le plaçait après les poissonniers et bouchers, mais encore devant les ouvriers du bois et de la pierre, ainsi que les laboureurs. Ce n’était pas forcément le plus populaire des tanneurs qui était élu, car l’élection des consuls était un tirage au sort en deux étapes, il n’y avait aucune place pour une campagne électorale. 

En 1739, un pont des tanneurs est jeté sur le Verdanson. Le chemin des tanneurs existe déjà, même s'il n'est rebaptisé quai des tanneurs qu'au XIXe siècle. L’activité se transforme et se concentre. Il ne reste plus que 14 tanneurs. La tannerie de bœufs quitte la ville pour Ganges et Aniane. Au XVIIIe siècle, on tanne des peaux de moutons, brebis, agneaux et surtout de veaux. C’est cette dernière activité surtout, qui fait la renommée et la fortune des tanneurs montpelliérains. Les peaux de veaux s’échangent sur les foires et leur exportation en Espagne porte sur de gros volumes. Jean-Claude Gégot affirme qu'à la veille de la Révolution, les tanneries employaient à Montpellier 6000 personnes, soit 20% de la population totale.

Un plan de 1784 conservé par les archives de l'Hérault montre un lit du Verdanson étroit et sinueux. Comme souvent, les riverains cherchent à s'étendre au détriment de la rivière, et tant pis pour les inondations. Là ce sont les "fermiers à glace" qui sont en cause sur le futur lit des tanneurs.

En 1818, l'annuaire du département de l'Hérault cite les nombreuses tanneries parmi les principales activités économiques de Montpellier. En 1828, ce même annuaire recense 7 tanneurs à Montpellier. Un seul, au carré du roi, est en dehors du quartier. Tous les autres se trouvent à Boutonnet (Antoine Féau et Antoine Larguèzes cadet) et bien sûr au faubourg de la Blanquerie (Vincent Coste, Jean Jacques Larguèzes fils, Pierre Boucher et M. Boucher-Thouzellier). A l'aide d'un plan de 1820 dressé par les architectes Fovis et Boué, Roland Jolivet avait pu localiser 11 tanneurs ou propriétaires de tanneries regroupés de part et d'autre du pont des tanneurs et le long du quai, dont 4 rien que pour la famille Larguèzes, d'où sans doute la différence dans les comptes.

En 1839, on ne parle plus du faubourg de la Blanquerie mais de rue des tanneurs où l'on trouve aussi Soulairol fils, marchand de peaux et cuirs, toujours là en 1849 mais plus recensé en 1859. En revanche la même année, un M. Belugou est à la fois tanneur et marchand de peaux dans la rue des tanneurs. On peut aussi se fournir en peaux chez M. Nayrac, rue des Récollets (actuelle rue Proudhon). 

Deux mégissiers complètent cette économie de la peau animale. Alors que les tanneurs traitent plutôt de grandes peaux (boeufs et veaux), les mégissiers traitent les animaux plus petits (moutons, chevreaux, agneaux), principalement pour la ganterie. Tous deux sont installés rue du séminaire : Court au numéro 3 (c'est lui qui a laissé son surnom à l'impasse des tanneurs et la maison dont la photo est un peu plus loin dans ce billet) et Roques au numéro 7. 

En 1832, avant la construction d’un premier segment d’égout entre l’hôpital général et le pont de la boucherie, une commission d’assainissement enquête sur l’état sanitaire du quartier. Cité par Jolivet, le rapporteur de la commission échoue à trouver des habitants du quartier en mauvaise santé. Le général Campredon énumère tout ce qui déprécie la valeur des maisons de ce quartier, tout proche de l’hôpital général, du cimetière Saint Eloi (aujourd’hui collège Clémence-Royer), de la guillotine lorsqu’elle est dressée, des abattoirs encore situés au Pila Saint-Gély et bien sûr des tanneurs. Il faudrait y ajouter des moulins à huile dont les rejets dans le Verdanson sont eux aussi malodorants. Rue du séminaire (actuelle rue Ferdinand Fabre), on trouvait encore en 1879 un moulin à huile tenu par un M. Pigot. 

Facture vierge du tanneur Thibaud, années 1880 (collection de l'auteur)
Le dessin de l'usine ne paraît pas réaliste

En 1875, le tanneur Thibaud, confronté aux plaintes des riverains incommodés par son activité, répond aux attaques de ses voisins en leur renvoyant la balle : l’un est trempeur de morue, l’autre marchand de volailles et de lapins, un autre encore tripier. Il n’avait donc pas le monopole des mauvaises odeurs. En 1879, l'annuaire du département de l'Hérault y signale aussi les deux équarisseurs de la ville : Sache, 6 rue du séminaire (actuelle rue Henri-Fabre), et Séverac au 9 quai des tanneurs. 

En janvier 1890, la mort du tanneur Thibaud donne lieu à un article élogieux dans L'Eclair. Royaliste et catholique, il était un soutien financier et politique des idées du quotidien réactionnaire.

Facture de la raffinerie d'huiles d'olives Jasserand-Roustan, 1921 (collection de l'auteur)
J'ignore si le dessin de l'usine est réaliste 

Le quai des Tanneurs a gardé une vocation industrielle pendant la première guerre mondiale et l'entre-deux-guerres. En 1939, au numéro 17 on y trouve l'horloger adjudicataire des horloges publiques. Le menuisier chargé des chantiers municipaux, Roux, est un peu plus loin au 4 quai du Verdanson. 

Aux numéros 1, 3 et 9 du quai des Tanneurs, l'entreprise Jasserand-Roustan transforme divers produits agricoles. Des factures de 1921 et 1925 rendent compte de son activité d'huilerie d'olives. Outre l'huile, Jasserand-Roustan commercialise des sous-produits comme le savon. L'entreprise torréfie aussi du café et quand la grande guerre entraine des restrictions, des pois-chiches et du malt pour produire des substituts de café et de la chicorée. 

Carte de visite de Ginouvier & Cie, année 1930

collection de l'auteur















L'usine à vapeur des années 1910 cède le pas à une usine électrique dans les années 1930 sous la raison sociale Ginouvier et Cie, successeurs de Jasserand-Roustan et Ginouvier. La société commercialise des produits issus du café, du chocolat, et toujours des huiles, savons et lessives dérivés de l'olive, sous la marque Saint-Roch. Elle vend aussi des pâtes, ainsi que des dragées, bonbons et pastilles. Les numéros 1 et 9 du quai des Tanneurs sont aujourd'hui occupés par des immeubles récents qui ont fait disparaitre la mémoire industrielle des lieux. 

Paul Louis Narcisse Grolleron : Zouave (1870 - domaine public)
Sous le pantalon bouffant on distingue bien les fameuses jambières souvent faites en cuir de Montpellier

La concentration de l’activité, son industrialisation et son départ des centres villes fait peu à peu baisser le nombre de tanneurs. En 1839, ils sont encore sept, seulement cinq en 1849. En 1864, ces 5 tanneries emploient toutes ensemble 125 personnes. On est bien loin des 6000 personnes d'avant la Révolution de 1789. Camille Saintpierre, propriétaire du domaine de Rochet et directeur de l’école d’agriculture, évalue la production annuelle à 40 000 pièces de gros cuir et 110 000 peaux de moutons. Le mouton tanné pour imiter le veau est notamment utilisé pour les uniformes des zouaves, qui portent des jambières dans cette peau. En 1889, la corporation des corroyeurs, tanneurs et mégissiers envoie deux délégués à l'exposition universelle de Paris, M. Bouniol, corroyeur et M. Roussel, mégissier, mais les tanneurs ne sont plus assez nombreux pour imposer l'un des leurs.

Maison du tanneur Court (cliché de l'auteur - 24 octobre 2018)

Il existe encore dans le quartier des exemples de maisons de tanneurs avec leur dernier étage en terrasse couverte destiné au séchage des peaux. La maison à l’angle de la rue Ferdinand Fabre et de l’impasse des Tanneurs dite Court est la plus connue et la plus facile à identifier. Construite en 1880 par le tanneur Court sur l’emplacement de la tannerie Gros, son activité n’a duré que quinze ans. La veille de Noël 1887, la veuve Court, née Joséphine Tabarié, est victime d'un cambriolage dans cette maison. Munis de fausses clefs, les cambrioleurs se sont introduits chez elle entre minuit et six heures du matin et lui ont volé 600 francs en billets de banque (plus de 200 jours du salaire d'un mineur de Carmaux pour donner une idée de la valeur). La maison Court a été transformée dans les années 1990, l’étage sous le toit accueillant désormais des pièces habitables. Avec elle a disparu définitivement l’activité pluriséculaire de la tannerie montpelliéraine.

Fourrière de Montpellier (carte postale non circulée - collection personnelle de l'auteur)

Il ne subsistait plus alors en termes de nuisances olfactives dans le voisinage que la fourrière municipale pour chiens, affermée à M. Denicourt 13 quai des Tanneurs, qui exerçait aussi le métier d’équarisseur. Les propriétaires de toutous devaient se hâter et avoir de quoi payer l’amende de 5 francs or, car au bout de 48 heures de garde, les chiens capturés étaient abattus et transformés... en engrais. Les captures donnaient parfois lieu à des empoignades, l'équarrisseur s'appuyant sur le flou de l'arrêté municipal pour capturer tous les chiens sans laisse. C'est un vrai croquemitaine pour les toutous, cet équarrisseur, et la presse en peint un portrait exécrable. Les captures au lasso ont marqué plusieurs générations de montpelliérains.

Le 13 octobre 1888, le journaliste de L’Eclair, sous le titre « le bourreau des chiens » critique l’empressement à son sens excessif des agents chargés de la capture des chiens, qui vont en chercher certains « jusque dans les jambes des propriétaires » et d’autres « qui reposent tranquillement devant le logis de leur maître ». Il est vrai que ces agents touchent un franc cinquante par capture. Mais c’est bien leur chef que vise le journal en accusant l’administration de se faire « l’humble complice des intérêts particuliers du citoyen équarrisseur. Tous ceux qui ont à se plaindre des façons despotiques de Monsieur le bourreau des chiens ne songent pas à demander justice, et le susdit fonctionnaire ne se gêne pas pour commettre des abus d’autorité. » Le 25 avril 1889 il ajoute : « ce fonctionnaire modèle prend tellement à coeur son ouvrage que, lorsqu’il ne rencontre pas de chiens errants, il en fabrique afin de ne point revenir bredouille (…) lorsque passant devant un magasin il aperçoit un chien, il l’invite à sortir du geste et de la parole ; inutile de dire que le toutou trop confiant est rapidement puni de sa naïveté. » En revanche, le même journal relève à plusieurs reprises que des cadavres de chiens en putréfaction sont laissés plusieurs jours sur la voie publique.

Chien avec un groupe d'enfants dans une villa à identifier de l'Enclos Laffoux. On lui souhaite de ne pas avoir été fugueur et d'avoir ainsi évité le chemin du terrible Denicourt (août 1890 - collection de l'auteur)

En 1878, Roland Jolivet donne le chiffre de 548 chiens abattus, c’est-à-dire 68% des captures. Au printemps 1884, on a abattu jusqu'à 49 chiens par jour selon L'Eclair ! Si ce chiffre est exceptionnel, il n'est pas rare de voir annoncer la capture d'une vingtaine de chiens en une journée et autant d'abattus car non réclamés dans les temps. Avant la découverte du vaccin contre la rage en 1885 par Pasteur, les journaux à grande diffusion rendent compte quasi-quotidiennement du nombre de chiens capturés ou abattus, avec parfois quelques détails si ce sont des chiens hydrophobes, c'est-à-dire présentant des symptômes évidents de la rage. Par exemple, le 2 juin 1886, un gros chien est abattu à coups de fusil rue Saint-Vincent de Paul après avoir mordu tous ses congénères sur son passage depuis l'abattoir. Le mois précédent, un autre chien enragé était capturé rue Saint-Léon après avoir semé la panique sur son chemin. Il avait fallu trois agents de police pour s'en emparer et le conduire chez l'équarrisseur. Cela continue encore pendant des plusieurs années et la mairie aide les pauvres victimes de morsures à financer leur voyage à Paris pour se faire soigner à l'Institut Pasteur.

Il semble que le rythme d'abattage des chiens se soit par la suite calmé. Pour l'année 1890, L'Eclair indique 755 abattages, ce qui est bien plus qu'en 1878 mais ne représente plus que 38% des captures.

Facture Denicourt de 1930 (collection de l'auteur)

Les Denicourt sont une dynastie qui s'étend sur au moins un siècle. Le 16 décembre 1880, Arthur Joseph Denicourt (1860-1908), homme de peine, épouse Louise Séverac, fille d'un tanneur qui fut équarrisseur et dont la mère Anne Sache a pris la suite. Arthur Joseph est ensuite à son tour équarrisseur. C'est son fils Charles Joseph Denicourt (1882-1933) qui donne à l'affaire une dimension plus industrielle, avec l'usine de la Lironde, qui est ensuite reprise par son fils, le 3e Denicourt équarisseur, Charles Henri Denicourt (1905-1992).

En 1939, l'équarrisseur est toujours au 13 quai des tanneurs et le vétérinaire inspecteur est le Docteur Paul Dedieu, dont il sera bientôt question dans un billet sur les Abattoirs.

En dehors du risque sanitaire, les chiens faisaient l'objet d'une surveillance car ils étaient une source de revenus pour les finances communales. Un impôt annuel sur les chiens était levé et il fallait une fois l'an se mettre à jour. Chiens de chasse, chiens de trait (comme celui qui tirait au début du XXe siècle la baladeuse du mercier Paquelet qui habitait rue Lunaret), chiens de garde, chiens de compagnie, les montpelliérains étaient nombreux à avoir un compagnon à quatre pattes. 

L'originale surélévation colorée au dessus de l'ancienne maison de l'équarrisseur Denicourt, 13 quai des Tanneurs (octobre 2018 - cliché de l'auteur)

L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.

Commentaires

  1. Bonjour, je vous remercie pour cet article qui m'a confirmé ce que je pressentais, à savoir qu'il y eut une alliance matrimoniale Sache-Denicourt . Je suis enseignant-chercheur (Université Sorbonne-Paris-Nord) et je viens d'achever un article sur l'affaire Thérond, qui fut concurrent des Denicourt. J'aimerais pouvoir indiquer l'existence de cette alliance dans cet article, si possible en renvoyant à la source et, bien entendu, en vous créditant de la découverte. Est-ce que vous l'accepteriez ? Voici mon mail : aurellelevasseur@yahoo.fr. Sincères salutations, A. Levasseur.

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