Pierre-Rouge 30 : De l'orphelinat à la maison d'enfants Marie Caizergues

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Cette semaine c'est un billet un peu spécial puisque le hasard de mon plan fait coïncider ce lieu avec l'anniversaire de celui qui m'y relie. Mon grand-père Raoul Montels a été l'homme à tout faire de "Marie-Caizergues" de 1956 aux années 1970. Né le 19 mai 1920, il aurait eu 100 ans demain. Cet enfant du quartier né 3 rue Saint Léon m'a donné dès l'enfance la passion de Montpellier. Infatigable piéton de sa ville, toujours curieux de ses chantiers et transformations, il m'emmenait avec lui aux visites de chantier du Corum ou d'Antigone. Avec lui j'ai suivi de près les travaux qui ont rendu l'esplanade aux piétons, le remplacement des abattoirs et de la Sonacotra par l'actuel quartier des beaux arts ou encore le ravalement et la piétonnisation de l'Ecusson. Son savoir était discret et il est mort alors que je n'avais que quinze ans. Combien de questions je regrette encore de ne pas lui avoir posé et auxquelles le trésor de sa mémoire aurait su répondre !


La maison d'enfants Marie-Caizergues vue depuis la rue Saint-Vincent de Paul

La rue Marie-Caizergues s’appelait autrefois la rue Chamayou, du nom d’une ancienne famille du quartier. Son nom actuel honore la mémoire de Marie Caizergues (1797-1851), religieuse de l’oeuvre de la Miséricorde, dont elle fut l'une des principales bienfaitrices. L'orphelinat qui portait son nom n'était pas le seul de la ville, il y avait aussi des orphelines chez les soeurs de Moissac, des orphelins à l'enclos Saint-François, entre autres, mais celui de la rue Marie-Caizergues était l'orphelinat du bureau de bienfaisance. Si les filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul s'en occupaient, la tutelle était municipale. C'était le bureau de bienfaisance qui traitait les demandes, affectait les orphelins retenus et versait leur pension annuelle. Le reste dépendait des soeurs.

Marie Caizergues, en religion Soeur Joseph, était la fille de Maître Pierre Charles Caizergues (1755-1835). Ce notaire fut receveur du bureau de bienfaisance en 1810 puis administrateur en 1826. On peut aujourd'hui voir son austère portrait parmi ceux des administrateurs dans la pharmacie de la Miséricorde. 

Marie Caizergues donna au bureau de bienfaisance son jardin de la Pile, la maison qui s'y trouvait et une importante somme d’argent en 1848 et 1850 pour permettre la fondation de l’orphelinat. La chapelle est construite dès la fondation, où Marie-Caizergues s'éteint le 1er juin 1851. Contrairement à sa voisine malheureuse de l'autre côté de la rue, dans l'Institution des Sourds-Muets, elle a été conservée et protégée. On peut voir une photo de l'intérieur avec une description sur le site de l'inventaire du patrimoine.

Comme souvent dans les institutions religieuses de ce temps, la chapelle est le seul lieu commun entre les enfants des deux sexes. Tout le reste est en double : dortoirs, salles communes, réfectoire, cour de récréation. La section des orphelines est au sud, celle des orphelins est au nord. 

En 1869, l'annuaire du département de l'Hérault indique le nom du médecin chargé de veiller à la bonne santé des orphelins, M. Le Scellière-Lafosse. L'année suivante, la capacité initiale d'accueil de 50 orphelins des deux sexes est portée à 60 suite au legs fait à l'Oeuvre par M. Legrand, professeur à la faculté des Sciences. 

Situation de l'établissement des orphelins en 1896 - plan de P A Kruger, architecte
(Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France)


Deux salles de classes sont construites en 1856, pour un montant de 18.000 francs or, financés à 79% par le bureau de bienfaisance et à 21% directement par la mairie. Bien sûr, les classes ne sont pas mixtes, il en existe une pour les garçons, de 35 places, et une pour les filles, légèrement plus spacieuse, de 40 places. Plus tard, les protégés de l'orphelinat fréquentèrent les écoles publiques, dont l'école Condorcet, et les classes ne furent plus utilisées que pour l'étude et les devoirs du soir. En octobre 1882, le quotidien monarchiste L'Eclair accuse les instituteurs de l'école Condorcet de percevoir une rémunération indue pour l'achat des livres des orphelins. 

Une autre polémique anime le conseil municipal du 9 novembre 1887, dont L'Eclair rend compte dans le détail. Le budget 1888 du bureau de bienfaisance est vivement débattu du fait que "les enfants sont soignés et élevés par des religieuses." Le conseiller municipal radical Lecercle demande la laïcisation de "ce foyer clérical alimenté par des fonds communaux". Il met en cause également la pratique d'envoyer les enfants aux enterrements dans un but de pur intérêt. Même le maire Laissac, pourtant laïc militant, se sent obligé de rétablir les faits : les garçons sont envoyés à l'école publique et surtout "L’envoi des enfants aux obsèques des bienfaiteurs ou des personnages dont les parents le demandent n’est pas un louage. Quelle que soit la somme donnée, le nombre des enfants est toujours le même." Malgré l'adoption du voeu de M. Lecercle, la laïcisation ne fut pas immédiate. Remplacer des religieuses bénévoles par des employés municipaux formés et salariés a un coût. En 1939, 8 soeurs de Saint-Vincent-de-Paul oeuvrent toujours près des orphelins des deux sexes.

L'aile des garçons - octobre 2018 (cliché de l'auteur)

L'orphelinat ne s'adressait pas à tous les orphelins. Un sous préfet auditeur au conseil d'Etat le rappelait sèchement au maire de Montpellier, Pierre Louis Granier en 1811, « je vous prie de ne pas confondre les orphelins pauvres avec les enfants trouvés et les enfants abandonnés : par enfants trouvés, on entend les enfants nés hors le mariage de parents inconnus et ceux exposés par des parents également inconnus. Les enfants abandonnés étant ceux qui à raison de l’émigration de leurs pères et mères, de la disparition et de la condamnation de ces derniers sont dans les hospices ». L'orphelin à secourir était donc uniquement celui né "en légitime mariage" et... à Montpellier. Chacun ses pauvres ! Et c'était toujours vrai en 1939.

Il existait en revanche une oeuvre charitable laïque qui s'intéressait aux deux publics tout en maintenant la distinction : la société des orphelins et enfants abandonnés de Montpellier. Cette association dans laquelle on retrouvait aussi bien des ingénieurs et des médecins que des négociants en vins ou des instituteurs. En février 1882, le Petit méridional rend compte d'une soirée de charité au théâtre provisoire qui a rapporté 519 francs et 75 centimes. C'est une belle somme, plus que le salaire annuel d'un employé de commerce à cette époque, et dont l'appoint a dû être le bienvenu. 

La mairie aimait à mettre en avant ses orphelins et leur bonne tenue. Parmi les cartes postales commémoratives de la visite du président de la République de novembre 1921, on voit des orphelins remettre une gerbe à Alexandre Millerrand, venu célébrer les 700 ans de la faculté de médecine. C'est une période où l'on est plus sensible au sort des orphelins de guerre. Le statut de pupille de la nation a été créé pour eux, mais pas seulement. Les enfants des grands blessés de la guerre ont aussi droit à ce statut protecteur. Mon grand-père Raoul s'est vu reconnaître ce statut le 17 décembre 1935, en raison des blessures reçues par son père du fait des gaz de combat


Carte postale non circulée (collection de l'auteur)

J'ai essayé de suivre le destin de l'un des orphelins de "Marie-Caizergues", choisi au hasard dans les brefs dossier nominatifs conservés aux archives municipales, avec des ambitions plus modestes que celles d'Alain Corbin avec son Louis-François Pinagot. 

Fortuné Marie Busson n'est peut-être pas représentatif de tous les orphelins assistés par la ville, mais son destin individuel donne un peu de chair au squelette des généralités abstraites. Le 24 septembre 1884, le maire de Montpellier est saisi d'une demande pour accueillir Fortuné Busson. Son acte de naissance a bien été dressé à Montpellier, le 13 juillet 1878. Il y est né la veille, 11 rue du chapeau rouge, une heure avant son frère jumeau Achille. Leur père Henri Busson, est employé de commerce, leur mère Thérèse Barrillon, native d'Avignon, est sans profession.

Le 28 août 1878, alors que Fortuné n'a qu'un mois et demi à peine, sa mère Thérèse Barrillon décède, à l'âge de 24 ans. Le 4 décembre 1878, sa soeur Mélanie, âgée d'un an et demi, décède à l'hôtel-dieu Saint Eloi. Je n'ai pas retrouvé la date de décès d'Achille, lui aussi décédé en bas âge. Il semble que la famille se replie alors chez le grand père Julien Busson, juste à côté des abattoirs. Le 7 septembre 1883, Henri Busson décède chez son père, 8 rue de la Charité, à l'âge de 38 ans. Julien Busson est un ancien artiste lyrique, lui-même veuf. C'est lui qui demande le placement de son unique petit fils survivant, mettant en avant son grand âge, 76 ans, et ses nombreuses infirmités. Renseignements pris, les déclarations du grand-père sont exactes et la demande est acceptée. Julien Busson décède à Montpellier le 20 janvier 1886.

Il faudrait pouvoir décrire le quotidien des orphelins de cette époque. L'uniforme, l'austère discipline religieuse avec les cinq prières par jour, les dortoirs blancs et l'eau froide pour la toilette. Cela pourrait ressembler à la vie de bien des pensionnaires du temps, sauf qu'il n'y a pas de ces moments de répit que sont le retour dans la famille ou les sorties autrement qu'en rang par deux, comme Jean-Jacques Debout le chantait dans Les boutons dorés. Mais les témoignages sont rares, tardifs, et je n'ai pas réussi à en trouver de locaux. Je ne sais donc pas à quoi ont pu ressembler les années de Fortuné Busson à l'orphelinat Marie-Caizergues, sinon qu'il y a reçu une instruction primaire fort correcte.

C'est en tout cas ce que révèle sa fiche de recensement militaire en 1898. Il vit à Montpellier où il est garçon limonadier. Il mesure 1 mètre 60, taille un peu petite mais qui n'a rien d'exceptionnel à l'époque. Fortuné fait son service militaire en Algérie au 6e régiment de chasseurs d'Afrique et participe à des opérations de "pacification", comme on disait alors quand il fallait mettre au pas les indigènes réfractaires à la colonisation française. Sa bonne tenue lui permet d'obtenir le certificat de bonne conduite et de recevoir la médaille coloniale avec l'agrafe "Sahara". Il vit ensuite un temps à Lunel puis à Montpellier, place de la Comédie. Marié une première fois avec Lucie Astor, il s'installe avec elle à Marseille. Devenu veuf en mai 1931, il se remarie le 22 juin 1933 à Aix-en-Provence avec Thérésa Félicie Pelenc. Il décède à Aix-en-Provence le 4 janvier 1948, à l'âge de 69 ans. Une vie ordinaire en apparence, sans que son passage par l'orphelinat semble avoir marqué son parcours, sinon dans son esprit à jamais hors de portée de notre curiosité.

En 1936, 7 filles de la charité vivent à l'orphelinat. On y recense aussi 4 brodeuses, 3 lingères, une aide cuisinière et une surveillante. J'ignore à quelle date après la guerre les religieuses ont cessé d'être actives au sein de la maison.


Plan de l'orphelinat du bureau de bienfaisance dressé à l'occasion de l'ajout d'une salle
(archives municipales de Montpellier - série O, travaux à l'entreprise 1957)

Par étapes successives, l'accueil des orphelins a fait place à celui des enfants placés. Les pupilles de l'assistance publique, devenus pupilles de l'Etat en 1943, ne sont plus nécessairement des orphelins, mais des enfants qu'il est préférable de retirer à leur famille.

En 1956, le manque de locaux dans l'école Condorcet conduit le maire à demander d'utiliser la classe de garçons provisoirement, le temps que les constructions d'école suivent le rythme de l'afflux des baby-boomers. 

Mon grand-père Raoul a travaillé à "Marie-Caizergues" comme il disait. Ce fut une période heureuse de sa vie. Après son certificat d'études, il s’était formé au métier de jardinier. Le fait d'être déclaré comme travailleur agricole au Mas de Rochet lui avait permis d'éviter le travail forcé en Allemagne sous l’Occupation. Au moment de son mariage, ma grand-mère se voyant mal être le seul revenu régulier de son nouveau ménage, convainquit mon grand-père de trouver un travail salarié. 

C’est ainsi qu’il entra, comme « homme de peine  stagiaire», le 1er décembre 1956 à Marie-Caizergues, l’orphelinat du bureau d’aide sociale situé rue du même nom. Le traitement est aussi modeste que l’emploi, à la 7e classe, indice 100, ce qui représente 200.000 francs de l'époque par an, l'équivalent de 5130 euros actuels (source INSEE). Titularisé au 1er décembre 1957, l’intitulé change pour « homme de service ». Ce qu’il préférait dans ce travail, c’était le jardinage, en particulier la taille des arbres et celle des rosiers. Le traitement a beau rapidement évoluer, il peine à suivre l'inflation.

Tous les matins de semaine, son bol de chicorée au lait avalé, il coiffait sa casquette et enfourchait son Solex pour gagner en quelques minutes son lieu de travail. Il faisait ce trajet ainsi par tous les temps. Les jours de grande pluie, il chaussait ses bottes, enfilait un pantalon de caoutchouc gris vert et un ciré. Un chapeau du même matériau remplaçait la casquette. De quoi affronter le plus violent des épisodes cévenols. 

Au moment où mon grand-père prend son poste à l'orphelinat, le jardin maraîcher vient d'être supprimé pour faire place à une cour pour les orphelins. Mais le terrain à peine nivelé ne donne pas satisfaction. Tassée par les jeux des enfants plus que par les travaux, la nouvelle cour fait de la poussière par beau temps et de la boue à la première averse. En octobre 1956, l'ordonnateur du bureau de bienfaisance demande au maire Jean Zucarelli de faire poser un revêtement de bitume et le bureau d'architecture de la ville est consulté. La solution de confier ces travaux à une entreprise serait facile, mais coûteuse. Ce sont donc les équipes d'entretien du bureau de bienfaisance avec le renfort d'équipes de chômeurs qui réalise le revêtement de sol à moindre coût. Seule la matière d'oeuvre - graviers et bitume - sont à la charge du bureau de bienfaisance

Raoul Montels, 18 mai 1957, il travaille alors depuis quelques mois à "Marie-Caizergues" (collection de l'auteur)

Après quelques années, le bureau d’aide sociale étant devenu le centre communal d’action sociale, mon grand-père y a changé de métier pour celui de vaguemestre. Il put ainsi continuer à faire ce qu’il aimait le plus : marcher dans Montpellier et se faire l’observateur de tous les changements de la ville. Promu aide ouvrier professionnel au 1er janvier 1979 puis ouvrier professionnel de 1ère catégorie au 1er décembre 1983, quelques mois avant sa retraite, il fit ainsi une carrière professionnelle modeste et discrète, que Georges Frêche salua d’un beau discours en lui remettant sa médaille du travail. 

En 1968, le bureau d'aide sociale transforme l'orphelinat en maison d'enfants, marquant ainsi la transformation de son activité : la structure accueille de moins en moins d'orphelins et de plus en plus d'enfants placés. Au début des années 1980, 80 enfants des deux sexes âgés de 4 à 18 ans sont accueillis. Tous sont scolarisés à l'extérieur.

En 1991, la maison d'enfants Marie-Caizergues est devenue un établissement public à caractère communal. A partir de ce moment, les modalités d'accueil ont évolué. A la place d'un internat centralisé, la maison d'enfants s'est orientée vers de petites unités d'accueil,  hors des murs des locaux historiques, augmentés au fil des ans de nombreuses annexes dans l'agglomération de Montpellier. 

La maison d'enfants s'occupe aujourd'hui de 94 jeunes de 6 à 21 ans, avec des services et solutions d'hébergement différentes selon les âges. Les locaux de la rue Saint-Vincent de Paul abritent notamment le service d'accompagnement à la vie autonome (le SAVA), avec des salles de réunion, un centre de ressources et de documentation, des bureaux pour réaliser des entretiens. Sous les faux plafonds et les néons récents, les boiseries sombres ont gardé leur charme désuet. 


Signalétique de la maison d'enfant - août 2018 (cliché de l'auteur)
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L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.

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