Pierre-Rouge : épisode 2 - Esquisse d'une géographie familiale

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C'est un jour un peu particulier que ce samedi 20 octobre 2018 où est publié ce nouvel épisode, puisque c'est celui du mariage de mon frère. Pour la première fois depuis des années, nous avons passé tous les deux la nuit sous le toit de la vieille maison familiale. Que cette forme de continuité soit un gage de bonheur pour lui et sa jeune épouse.

"Nénette" - Marie Lubac, née Bibal (1873-1967).
Villa des arts, rue de Nazareth (1936). (collection personnelle)

Je ne crois pas que la généalogie puisse se pratiquer sans un peu de curiosité pour les endroits où vécurent nos ancêtres, encore moins quand leur installation au même endroit est durable ou s’est continuée jusqu’à une époque récente. Ce n’est pas assez de remonter les générations en collectionneur d’ancêtres, bornant leur existence à une naissance, un mariage, un décès et une profession. C’est bien en généalogiste plus encore qu’en historien que j’aborde le quartier où ma famille maternelle s’est installée progressivement à la fin du XIXe siècle. 

Par mes ancêtres Montels, dans l’état actuel de mes recherches, je descends par trois branches différentes de Marie de Montpellier (1185-1213) et de 154 fois différentes de Guilhem, premier seigneur de Montpellier qui vivait autour de l’an mil. Il est très probable que ces hauts personnages sont passés à un moment ou à un autre par un chemin du futur quartier de Pierre-Rouge, ne fut-ce que pour aller à ce qui est devenu Castelnau-le-Lez. Mais c’est là une attache bien lointaine et bien vague. Le nombre d’ancêtres que l’on a si haut dans le temps est vertigineux et l’on n’en connait que bien peu, et encore si le hasard a placé quelques rameaux de notables dans notre arbre. 

Ma première attache moderne avec le quartier remonte au XVIIIe siècle. Joseph Pons est né le 6 mars 1686 à Belmont-sur-Rance dans une famille de notables de l’actuel département de l’Aveyron. Son grand-père maternel était notaire, son père, praticien, c’est-à-dire juriste sans avoir une charge. En 1706, après un parcours dont j’ignore tout, il a quitté son Rouergue natal pour Montpellier. Il y exerce la profession de chirurgien, au faubourg Boutonnet. Si la chirurgie se détache alors de l’état de barbier avec lequel elle était confondue aux temps médiévaux, elle ne bénéficie pas encore du prestige que lui donne quelques années plus tard François Gigot de Lapeyronie, fondateur de l’académie royale de chirurgie en 1731 et diplômé maître chirurgien barbier à Montpellier en 1695. Joseph Pons aurait-il suivi le même cursus avec quelques années d’écart ?

Lorsqu’il se marie à Saint-Jean-de-Fos le 9 novembre 1713 avec Isabeau Albe, il exerce toujours sa profession à Montpellier. Trois de ses enfants me sont connus, tous les trois sont nés à Castelnau-le-Lez entre 1714 et 1722, sans que je sache si Joseph Pons y exerçait son métier ou s’il continuait à le faire au faubourg Boutonnet, largement à portée de cheval par le pont sur le Lez. Entre 1722 et 1738, à une date qui reste à préciser, il s’installe dans le village de son épouse, Saint-Jean de Fos, où il meurt en 1758.

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que certains de mes ancêtres fréquentent à nouveau le quartier. Ce qui fait que ma famille maternelle n’est pas antiquement montpelliéraine. Les montpelliérains de plus vieille souche appelaient nos semblables les gavaches, faisant sonner le « che » comme s’il était précédé d’un « t ». Gavache, c’est-à-dire rustre, montagnard. Mes collégiens de cité font un peu pareil, à traiter de blédards ceux de leurs camarades qui sont arrivés plus tard qu’eux-mêmes, leurs parents ou leurs grands-parents en France. 

Entre février 1872 et octobre 1875, s’installe donc dans le quartier la famille Rabou. Les Rabou sont une famille issue des hauts cantons. On peut remonter leur lignée à l’orthographe changeante, Rabou ou Araou, jusqu’au milieu du XVIIe siècle à la Salvetat-sur-Agout. Le père, Pierre Louis Rabou (1804-1886), est un gendarme à la retraite, sa femme Eugénie, née Liausson (1815-1875), est journalière. Leur fille, Eugénie Rabou (1838-1919), est une jeune veuve. Eugénie est née à Saint-Jean-du-Bruel et a vécu à Millau pendant son mariage avec le corroyeur Louis Lubac (1831-1869). Elle suit ses parents à Montpellier avec ses enfants survivants, Louis (1861->1921) et César (1868-1920) ; les trois autres enfants que j’ai retrouvé dans l’état civil de Millau sont tous décédés en bas-âge, entre treize mois et cinq ans. 

Le 16 octobre 1875, à quatre heures et demie de l’après-midi, Eugénie Liausson décède ancien chemin de Castelnau, dans la maison Vidal, que je n’ai pour l’instant pas réussi à situer. Au recensement de 1876, Louis Rabou y réside avec sa fille et ses deux petits-fils : Louis, âgé de 14 ans, inscrit comme manœuvre, et César, 8 ans, écolier. 

Le 10 juillet 1882, alors qu’Eugénie Rabou est âgée de 44 ans, elle accouche d’une fille naturelle dénommée Marie Marguerite. Elle est installée dans la maison Balestier, à l’angle de la rue Canton et de la rue de Lunaret, où elle vit en concubinage notoire avec le sieur Réginard, qui a, scandale supplémentaire pour la morale du temps, seize ans de plus qu’elle et est veuf depuis moins d’un an à la naissance de l’enfant. Marie Marguerite est reconnue par son père Jean-Pierre Réginard lorsqu’il épouse Eugénie le 30 avril 1886. Quelques mois plus tard, Louis Rabou meurt chez son nouveau gendre dans la maison Balestier, le 30 novembre 1886. Eugénie Réginard y reste jusqu’en 1919. Elle a donc sans doute beaucoup vu ses petits-enfants Lubac de Montpellier pendant ses dernières années. 

La maison Balestier, que je n'ai pas réussi à situer jusqu'ici avec certitude parmi les 4 maisons faisant l'angle des rues Lunaret et Canton, n'était pas d'un seul tenant, mais divisée en plusieurs logements. Un article du quotidien monarchiste L'Eclair paru le 21 octobre 1887, raconte que le sieur Graille s'est fait voler pour plus de 900 francs en monnaie et bijoux. Ce cultivateur habitait un logement d'une seule pièce au rez-de-chaussée donnant sur la rue Canton. 



En effet, mon ancêtre César Lubac était sorti du quartier après son mariage. Il avait épousé en 1894 Marie Émilie Bibal, dite Nénette, originaire de Salles-Curan. Marie Bibal est la cousine germaine de Ferdinand Bibal, contrôleur à la société générale, dont le fils Joseph a fondé en 1955 à Montpellier la société des cafés Bibal. César appartient à un milieu social bien plus modeste, il exerce la profession de plâtrier, son épouse est lingère. Le jeune ménage s’était installé dans l’Écusson, 14 rue du chapeau rouge. C’est là que naissent leurs deux enfants : Émilie (1896-1985) et Henri (1900-1967). Les parents de Nénette sont eux installés à Castelnau-le-Lez, au 304 de la route de Nîmes. Entre le recensement de 1906 et celui de 1911, César, Nénette et leurs deux enfants se sont installés au 3 rue Saint-Léon, maison mitoyenne du terrain de la chapelle. Mon arrière-grand-père Maurice Montels les rejoint après son mariage avec Émilie Lubac. Dans cette maison est décédé César Lubac en mai 1920, deux semaines trop tôt pour pouvoir connaître son unique petit-fils, mon grand-père Raoul Montels. C’est toujours au 3 rue Saint-Léon que réside ma famille maternelle en 1926. Il y a là Nénette, sa fille, son gendre et leur fils de 6 ans, mais plus Henri Lubac qui s’est installé après son mariage avenue de Lodève. Henri et sa femme, écaillère comme sa mère avant elle aux halles Laissac, reviennent dans le quartier en 1935 lorsqu’ils achètent une maison au 78 rue de Lunaret. 

Maurice, Lili et leur fils Raoul quittent à deux reprises Montpellier parce que Maurice a trouvé du travail ailleurs, une fois en 1924 pour Pau, où ils ne résident que quelques mois. Une deuxième fois en 1928 parce que Maurice a réussi le concours de facteur et a dû accepter un premier poste à Lyon. Ils y restent le moins longtemps possible et trente-quatre mois plus tard, ils sont de retour à Montpellier et louent la villa des arts, alors au numéro 32 de la rue de Nazareth. Nénette y est avec eux alors qu’elle ne les avait pas suivis à Lyon. Il faut dire que jusqu’à la fin de sa vie, Nénette refusa catégoriquement de monter dans une voiture, alors Lyon...

En 1932, Maurice et Lili achètent un terrain situé ancien chemin de Castelnau, non loin de leur villa de location. Faute de moyens, ils doivent attendre 1937 pour faire bâtir. Entretemps, leur terrain est un jardin potager et d’agrément dont ils profitent le plus souvent possible. Enfin en août 1937, la maison est habitable. Maurice, Lili, Raoul et Nénette y passent le reste de leur vie. Ma grand-mère Lucienne les y rejoint après son mariage avec Raoul en octobre 1953. Leur premier enfant, mon oncle Jean-Paul, ne vécut que trois jours en octobre 1955. Ma mère Françoise est née en 1957. A la mort de ma grand-mère en 2014, c’est elle qui a redonné un nouveau souffle à la vieille maison, bouleversant pour le mieux sa distribution et sa décoration vieillotte. 

La maison où ma mère vit avec son mari ne ressemble plus du tout à ce qu’elle était au début des années 1960, avec ses petites pièces carrées, son poêle à charbon et son entassement de générations. L’arrière-grand-mère Marie Lubac, Nénette, occupait la nuit la chambre du fond, et le jour un fauteuil dans l’angle de la cuisine, qui lui servait de poste d’observation et de commentaire derrière les voilages. Venaient ensuite sa grand-mère Lili et son grand-père Maurice, qui se tenaient le plus souvent dans la cuisine. La chambre était faite pour dormir, le salon pour recevoir : la cuisine était la vraie pièce de vie de la maison et j’y ai longtemps fait mes devoirs. Plus tard ma mère hérita de la chambre de Nénette, remeublée de neuf pour elle dans un style contemporain. Au rez-de-chaussée vivaient sa mère et son père dans un deux pièces minuscule et peu lumineux.

C’est de cet univers immobile ou presque, où les changements du monde n’arrivaient qu’avec parcimonie et retard, qu’est parti le cortège nuptial de mes parents en janvier 1976. C’est là qu’au petit matin d’un dimanche de juin 1977, mon père qui n’avait encore que 22 ans est venu annoncer aux occupants de la maison de l’avenue de Castelnau que j’étais né.

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