Pierre-Rouge 38 : la Cavalerie : l'ancienne caserne des hussards et la mauvaise réputation du quartier

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Plan de l'abattoir vers 1900 - l'emprise de la caserne des hussards est hachurée de gris
 (Archives municipales de Montpellier 2 Fi 405e - cliché de l'auteur)

Montpellier n'a plus aujourd'hui de fonction militaire. Depuis la fin du service national, de nombreuses villes qui avaient hébergé des troupes pendant plusieurs siècles sont dans la même situation. Il est frappant, en lisant la presse de la fin du XIXe siècle, de constater la place qu'avait alors l'armée dans le quotidien des montpelliérains. La lecture des comptes rendus du conseil de guerre apportait son lot de faits divers, on allait voir les prises d'armes, le passage des troupes en revue, le piquet d'honneur s'il y avait des hôtes officiels en ville. Le spectacle des aérostats au dessus du parc à ballons, les manoeuvres du génie au Lez ou dans leur Polygone, la remonte de la cavalerie, autant d'événements familiers à nos aïeux et qui nous sont devenus totalement étrangers. Un ballon militaire évadé que l'on retrouve aux Saintes-Marie-de-la-mer est une sujet de chronique. La musique militaire donnait régulièrement des concerts et il n'était pas rare de croiser des militaires en permission dans les cafés ou les lieux de promenade. 

D’après Marcel Barral, il a existé une caserne de l’abattoir au faubourg de Villefranche avant la Révolution. Cette caserne était mise à la disposition de la cavalerie. D’après Louis Dulieu, un hôpital militaire y a brièvement fonctionné de 1787 à 1789. Mais je n'ai trouvé aucun plan de cet époque ni aucune mention plus précise qui permette de localiser avec certitude cette caserne éphémère.

L'abattoir n'avait pas pour vocation initiale d'accueillir des soldats lorsqu'il a été ouvert en 1851. Grasset-Morel note sobrement que des travaux ont eu lieu en 1853, alors que l’abattoir n’avait que deux ans, pour y loger les soldats. Le 5 janvier 1852, le conseil municipal avait rejeté la proposition de construire un casernement pour les troupes de passage à l'emplacement de l'ancien abattoir, malgré le caractère déjà ancien de ce projet, pour des raisons de coût. En revanche le conseil municipal avait accepté la demande de l’armée de trouver un local pour « former un supplément de garnison à Montpellier ; l’administration a reconnu qu’elles (les troupes) pouvaient être placées provisoirement sans inconvénient dans certaines parties du nouvel abattoir. »

Un mois après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 qui permit en quelques mois au prince-président Louis-Napoléon Bonaparte de devenir l’empereur Napoléon III, un supplément de soldats pour maintenir l’ordre est le bienvenu. Le conseil municipal ne vient-il pas de voter une « épée d’honneur » pour le général de Rostolan (1791-1862), commandant militaire de l'Hérault et énergique mainteneur de l’ordre à Montpellier au lendemain du coup d’Etat.

Dans l'enthousiasme initial et avec un optimisme vite détrompé par les faits, le conseil municipal vote un crédit de 800 francs de travaux, effectués en régie, pour installer ces troupes supplémentaires. L’épée d’honneur du général de Rostolan coûtait elle 3000 francs. Mais la prévision budgétaire pour la caserne était bien optimiste. Il faut créer une clôture complète pour séparer les bâtiments du reste de l'abattoir, percer le mur sur la future rue de la Cavalerie et y installer un portail, créer des ouvertures, installer des menuiseries... En fait, les locaux construits pour abriter le bétail n’étaient pas adaptés à leur usage initial, notamment les étages. Mais leur changement de destination improvisé accumule les dépenses imprévues.

Un an et demi plus tard, alors que 3500 francs ont déjà été dépensés, l'armée se rend compte qu'il faut ajouter une infirmerie, une tisanerie, une forge pour le maréchal-ferrant, une prison, une salle de police, un corps de garde... Avec ces diverses modifications, il faut encore 13.500 francs de travaux. A l'automne 1853, le côté ouest des abattoirs peut enfin être occupé par les chasseurs à cheval qui donnèrent son nom à la rue de la Cavalerie.

Hussard du 8e régiment de chasseurs à cheval (photo Cairol - collection de l'auteur)

En 1879, L'annuaire du département de l'Hérault précise que l'escadron de chasseurs à cheval détaché à Montpellier relève du 8e régiment de chasseurs de Béziers. Comme les unités suivantes, cet escadron fait partie du 16e corps d'armée, celui de toute la région.

Le quartier n'est pas toujours paisible. En octobre 1882, le quotidien monarchiste L'Eclair rapporte que les habitants de la rue des Récollets se plaignent de tapage nocturne jusqu'à 3 heures du matin les nuits du samedi et du dimanche : on y chante à tue-tête et joue du clairon. Du clairon, des soldats de cavalerie, on est tenté de supposer qu'il y a un rapport assez direct entre les deux.

A l'été 1883, la caserne sert de lieu de recrutement pour les personnes qui souhaitent s'engager pour un an dans le service volontaire. Tous les samedis matin de juillet et d'août à partir de 8 heures du matin, une commission d'examen se réunit pour évaluer les compétences équestres des candidats.

Le 7 juillet 1885, vers 10 heures du matin, un incendie se déclare dans le grenier à foin du boucher Gily, rue de l'abattoir. Ce sont les soldats du 9e chasseurs qui sont intervenus, bien avant les pompiers, pour maîtriser l'incendie. Ils persévèrent jusque tard dans la soirée, malgré une fumée que L'Eclair décrit comme épaisse et suffocante. Le quotidien monarchiste cite les plus courageux des militaires : le brigadier-fourrier Gourmo, le brigadier Cavillon, les maréchaux des logis Delille et Tambour ainsi que les cavaliers Dubos, Benet, Ouillé et Lafort. 

Les cavaliers ne sont pas appréciés par la population locale seulement pour leur efficacité face aux incendies dans leur voisinage, mais aussi parce qu'ils donnent de l'éclat aux cérémonies publiques. Le 22 juillet 1885, alors qu'une ambassade marocaine quitte l'hôtel Nevet, sur la place de la Comédie, pour la gare, avec une peloton du 9e chasseurs comme escorte. L'Eclair rend compte dans le détail de cet événement. 

Edouard Marsal (1845-1929) - Caserne de la Cavalerie - on devine la guérite destiné à abriter la sentinelle de service du vent et de la pluie
(collection Pierre Clerc, cliché de J. Bertrand, avec l'aimable autorisation de Francette Belloli)

L'affaire Péris

Les cavaliers sont parfois aussi sollicités comme auxiliaires de police. J’ai trouvé un exemple où l’affaire se termina aux assises : le meurtre du jardinier Joseph Péris, dit Pouponne. Natif de Perpignan, ce célibataire de vingt-six ans est décédé le 14 septembre 1885 à 11 heures du matin dans l’ancien hôtel-Dieu Saint-Eloi (l'actuel Rectorat). 

Le 12 septembre 1885, deux gens du voyage de nationalité espagnole se marient. Marcelino Arias, vingt-neuf ans, marchand de chevaux ambulant, est fils d’un père inconnu et d’une blanchisseuse dont il atteste sous serment ne savoir ni où ni quand elle est décédée. C’est un homme assez petit, très brun et qui porte une forte barbe. Il parle difficilement le français, avec un fort accent espagnol. Marcelino a rencontré sa future épouse, Carmen Alvarez, un an plus tôt, sur le terrain vague de la rue Abert où se posent souvent les roulottes. Il était fréquent qu'elles soient expulsées par la police. Et le quotidien monarchiste à la rhétorique anti-gitane bien rodée, on y reviendra, rendait compte de cette chasse aux nomades avec satisfaction Comme le 21 avril 1886 où L'Eclair relate dans son style habituel une expulsion ordinaire : « Cinq voiture de gitanos (sic) qui se trouvaient derrière le marché aux bestiaux ont été conduites hors ville, ce matin à 4 heures, par les soins de la police. » 

Marcelino et Carmen sont illettrés, aucun des deux n’a pu signer leur acte de mariage, contrairement à leurs quatre témoins, dont Jean Cruez, propriétaire âgé de trente huit ans et Devoteo Lopez, un musicien ambulant de vingt et un ans, présenté par la presse comme le garçon d’honneur du marié. Il a un casier judiciaire pour coups et blessures et a déjà été expulsé du territoire français. Si Le Petit Méridional rend compte des faits avec sobriété, sans saillies xénophobies, L'Eclair s'en donne à coeur joie dans les préjugés contre les gitans au long du récit qu’il fait de la noce puis du procès d’assises. Le journal royaliste insinue que pour le banquet du midi la quinzaine de convives avait pour plat principal plusieurs chats du quartier et les aurait arrosés de pas moins de 60 litres de vin. Les mariés et leurs invités continuent la fête le soir dans un bistrot du quartier, le débit Challier, 43 rue de la Cavalerie (de nos jours s'y trouve l'écailler des beaux arts, à l'angle avec la rue Canton). Ils y dansent, boivent encore trois litres de vin blanc et ne cessent qu’à la fermeture. Un groupe de jeunes gens où se trouvent Joseph Péris et son ami Antoine Velay ont aussi fait la fermeture du débit Challier. La feuille légitimiste est muette sur leur alcoolémie, mais vu l’endroit et l’heure – il est environ minuit – on se doute que ces jeunes gens ne sont pas à jeun non plus. Les deux groupes se suivent dans la rue de la Cavalerie et les remarques de part et d'autre font monter la tension. Les versions diffèrent sur les injures échangées. L’Eclair dit que les jeunes gens se sont moqués du physique de la mariée, très petite et bossue, tout en demandant au marié de la leur prêter pour la nuit. L’auteur des injures n’est pas identifié. Les gitans disent avoir entendu « Vivent les Français, à bas les étrangers, à mort les mariés ». Marcelino riposte en insultant les Français en espagnol et en dessous de la ceinture. Antoine Velay n’a pas compris mais Joseph Péris, né à Perpignan et qui comprend l’espagnol, lui traduit l’injure. Le ton monte encore, le marié et ses amis sortent leurs couteaux et les coups pleuvent. Il est difficile d’en rendre compte, les témoins ne s’accordent pas sur la proximité du bec de gaz qui éclaire cette portion de la rue de la Cavalerie. Est-il tout proche comme le disent les Français ou à une quinzaine de mètres, comme le prétendent les accusés ? Le constat des blessures est lui difficilement contestable. Joseph Péris reçoit deux coups de couteau, l’un dans la poitrine, l’autre dans l’aine qui lui perfore les intestins, entrainant une septicémie dont il décède le lundi après deux nuits et un jour d’agonie. Antoine Velay est lui frappé à six reprises, essentiellement aux cuisses. Arias et Lopez nient par la suite avoir porté des coups et prétendent même ne pas avoir eu de couteau. 

Arias décide alors de s’enfuir, sur les conseils d’un de ses témoins, Jean Cruez, qui tient l'auberge de la rue Abert où stationnent régulièrement des roulottes. Arias regagne sa roulotte, attelle et s’enfuit en direction de Nîmes. La police, qui n’a pas les moyens de le pourchasser elle-même, réveille les cavaliers du 9e escadron de chasseurs qui se lancent à la poursuite de la roulotte. 

Les cavaliers de l'abattoir ont-ils perdu un temps précieux au début ? Ou reçu de mauvaises indications ? Le lendemain matin Arias et sa roulotte sont à Nîmes et les cavaliers rentrent bredouille à Montpellier. Devoteo Lopez est arrêté le lendemain à Montpellier. La police a diffusé par télégraphe le signalement d’Arias et de sa roulotte. Il est arrêté le 16 septembre à Courthézon, près de Chateauneuf-du-Pape, dans le Vaucluse. 

Arias et Lopez sont jugés par la cour d’Assises de Montpellier le 21 novembre 1885. Marcelino Arias est condamné à 6 mois de prison et 16 francs d’amende pour coups et blessures simples. Devoteo Lopez est condamné à 2 ans de prison et 16 francs d’amende pour coups et blessures simples sur Antoine Velay et pour coups et blessures ayant entrainé la mort sans intention de la donner sur Joseph Péris. La provocation a été reconnue comme excuse et a fait écarter l’homicide involontaire. On le verra plus loin, ce n'est pas la dernière bagarre au couteau à mal tourner dans les parages.

Les fausses factures du bottier

Les affaires judiciaires touchent parfois aussi les hommes de la caserne. Le 5 octobre 1886, le conseil de guerre se réunit pour juger deux hommes. Le maréchal des logis chef Fromont, âgé de 29 ans, est accusé d’avoir fait porter sur le registre de réparation 15 remontages de bottes. Cette opération n’aurait jamais eu lieu mais a permis de produire une fausse facture de 157 francs et 50 centimes au bénéfice du maître bottier de l’escadron, le brigadier Bronner, 33 ans. L’escadron est commandé par le capitaine Augier d’Ivry, qui a eu connaissance du fait par un courrier de dénonciation que lui ont adressé deux sous-officiers le 22 juillet 1886. Augier d'Ivry déclare avoir déjà eu à se plaindre de la conduite de Fromont. Le bottier Bronner ne venait de Béziers à Montpellier qu’une fois par mois. C’est à l’occasion de sa visite en avril 1886 que Fromont lui demanda une paire de bottes à l’écuyère, dites Chantilly, et une paire de souliers en prévision de l’affectation qu’il souhaitait avoir au Tonkin. Fromont devait déjà 63 francs depuis plus d’un an à Bronner. Les deux hommes se mirent d’accord pour régler l’ancienne dette et la nouvelle au moyen de la fausse facture. D’après les témoins, Bronner était en outre défavorablement connu pour prêter de l’argent à la petite semaine. Les deux hommes écopèrent chacun de deux ans de prison pour faux en affaires d’administration. Le fait d’avoir remboursé les 157 francs cinquante n’attira sur Bronner aucune indulgence. Le 17 octobre, les deux condamnés furent transférés par le train à la prison militaire de Perpignan afin d'y subir leur peine.

Les unités se succèdent

La mairie finance parfois des améliorations à la caserne sur ses deniers. En mars 1886, elle finance ainsi des étagères pour l'escadron. 

En 1886, au retour des manoeuvres de septembre, on annonce que le 9e escadron permutera bientôt avec un escadron du 13e, en garnison à Auch. Le 29 septembre 1886, le 9e escadron accueille encore le président du conseil M. de Freycinet devant la gare. Le 13 octobre 1886, le 9e escadron est relevé par le 4e escadron du 17e régiment de chasseurs de Carcassonne, qui compte plus de 70 hommes. 

A cette époque, il arrive que la caserne héberge aussi des événements plus festifs. Le jeudi 12 janvier 1888, les gendarmes composant les six brigades en résidence à Montpellier s'y réunissent pour fêter deux officiers décorés de la légion d’honneur, qui offrent un punch à leurs hommes à cette occasion.

A partir du 16 septembre 1889, c'est un détachement de la 16e brigade de cavalerie qui occupe les locaux : le 3e escadron du 17e dragons. Les officiers résident dans le quartier : le capitaine ancien chemin de Castelnau, les lieutenants rue Abert et place de l'hôpital général. La troupe participe à une alerte de nuit le 20 décembre 1889. A 22 heures, des messagers sont allés chercher les officiers pour leur faire gagner leur point de rassemblement. Le 3e escadron est le dernier à arriver à 22h55 par le boulevard de l'Esplanade pour défiler devant deux généraux sur la Comédie avant de rentrer par la rue de la Loge. Tout était terminé à 23h10. L'année suivante, même exercice mais l'estafette se perd en chemin et le 3e escadron arrive sur la place de la Comédie alors que le général est reparti sans plus attendre dix minutes plus tôt. 

En 1902, c'est le 4e escadron du 13e chasseurs, basé à Béziers, qui occupe la caserne. Les officiers ne résident pas dans le quartier. En 1907, les Hussards remplacent les chasseurs à cheval. 

La ville récupère la caserne une première fois  par exécution d’une convention signée le 28 mai 1910. En 1911 pourtant, elle abrite le 1er régiment de hussards. 


Petits et malcommodes, les locaux occupés dans une partie des abattoirs font l'objet d'un échange avec les 40 hectares de terrains du mas de Cotte, au Sud-Ouest de la ville. La caserne Lepic est construite en 1912. 


Le Quartier Lepic peu après sa construction
(carte postale non circulée - collection personnelle de l'auteur)

Rue de la Cavalerie, la guerre conduit la ville à mettre les anciens locaux des hussards à la disposition du directeur du service de santé, qui y installe une annexe de l’hôpital temporaire 24. Les locaux principaux se trouvaient à l'orphelinat du père Prévost (environ 200 lits selon les périodes), avec une annexe principale de 120 lits, celle de la caserne de cavalerie, et deux autres annexes plus petites ajoutées en janvier 1916 : l'imprimerie de la Charité (10 lits)  et la Solitude de Nazareth (20 lits). L'annexe de la Cavalerie est supprimée lors de l’armistice et remplacée par un dépôt de matériel le 20 février 1919.

Groupe de soldats à l'hôpital complémentaire n° 24
(collection personnelle, scan provisoire en attente de réception de la carte originale)

Lorsque la ville récupère la caserne le 1er janvier 1920 (mais la pharmacie militaire régionale est encore dans les murs à l’été), elle envisage de l’incorporer à l’abattoir et engage un gardien pour ces locaux. Il est prévu de louer les écuries du rez-de-chaussée et les étages pour entreposer du fourrage. Cela se faisait déjà dans l'abattoir, comme le montrent de nombreuses décisions du conseil municipal. Par exemple, le 14 janvier 1882, un bail de grenier à foin est cédé à Antoine Maraval, boucher. D’autres projets sont envisagés, dont une fourrière, mais abandonnés en 1921.


Le 20 décembre 1919, le directeur de l’abattoir demandait au maire la construction de trois nouvelles salles d’abattage (une pour la boucherie chevaline, deux autres pour les autres animaux), à l’emplacement de la caserne des hussards, alors occupée par l’autorité militaire. Ce n’est plus le cas en mai 1920 mais il semble que le projet n'ait pas eu de suite.

Une variable d'ajustement à la crise du logement

La caserne est à partir de 1920 partiellement squattée par une population vivant de sous-produits des abattoirs (tondeurs de moutons, fabricants clandestins de bougies). Pour l'administration des abattoirs, ce voisinage est source de conflits. Le directeur de l'abattoir se plaint à plusieurs reprises des « nomades ». Pour garder le contrôle de cet espace, la ville prend vite en main l'attribution au coup par coup de ces logements sommairement aménagés. On ajoute un évier ici, l’électricité là après 1926. L'appartement loué à M. Orange, dont le plan est présenté ci-dessous, est plutôt grand avec ses 3 pièces dont 2 chambres et ses 19 mètres carré. Il y a un évier, une hotte pour la cuisine, une porte qui donne sur la salle à manger et les wc sont à l'extérieur. Aucune intimité cependant puisque les pièces sont en enfilade, sans couloir pour les relier. 

Plan de l'appartement de M. Orange, loué 580 francs par an en 1926 
(Archives municipales de Montpellier - 1 M ancienne caserne des hussards 1870-1942)

En 1928, le loyer annuel pour un deux pièces est à 600 francs. On envisage à plusieurs reprises de vendre les locaux ou, en 1931, de les confier à l'office municipal des HBM. L'administration répugne à faire de nouveaux baux sur des locaux jugés insalubres et anti-hygiéniques. Pourtant dès qu’un logement se libère, le maire reçoit plus de demandes qu'il n'en peut satisfaire, souvent de personnes très précaires. Certaines demandes sont de vraies tire-larmes. Authentiques ou exagérées pour émouvoir l’administration ? D'autres lettres, bien moins sympathiques, dénoncent les nuisances causées par les voisins. Par exemple, en septembre 1935, un père de famille, dont je tairai le nom par égard pour ses descendants éventuels, écrit au maire : « j’ai comme voisine une famille italienne, ils se croient tout permis, leurs enfants battent les miens et j’aurais le droit de leur dire merci. Quand on leur fait une remontrance, leurs parents vous répondent par des insultes. (…) Ces gens me font voir des pierres, je suis dans un véritable enfer. »

En tout cas, agréée par la mairie ou non, la population locale n'a pas bonne réputation. Le 4 juillet 1888, L’Eclair publie une pétition d’habitants de la cité Lunaret sous le titre « Une cour des miracles ». La référence littéraire au Notre-Dame-de-Paris de Victor Hugo dissimule les pires préjugés de l'époque sur les gens du voyage. Les pétitionnaires se plaignent de ce que leurs plaintes n’aient jamais de suite. Or « il ne se passe pas de jours ou de nuits que le quartier ne soit ému par des scènes de désordre, des cris, des plaintes, des gémissements, lorsque ce ne sont pas des danses bruyantes accompagnées par d’horribles cacophonies. Il y a là un pêle-mêle de gens en guenilles vivant dans une promiscuité révoltante. » Mais plus que leur sens moral, leurs goût musicaux étriqués ou leur intolérance vis-à-vis du mode de vie nomade, ce sont les intérêts matériels des pétitionnaires qui guident leurs plumes « La vente des terrains à bâtir, la location des logements vacants, tout cela reste en souffrance à cause de ce répugnant voisinage. » On les verrait bien ailleurs, surtout dans le voisinage des autres plutôt que « dans un quartier honorablement habité, qui a de l’avenir et ou des capitaux considérables ont été engagés ».

Les bagarres au couteau, pour une fois absentes du propos, souvent attribuées à des Espagnols, des Italiens (autres bêtes noires de L'Eclair), qu'ils soient ou non nomades, ont beaucoup fait pour cela. Du 9 au 20 octobre 1888, le commissariat central aurait recensé par déclaration : « 339 Italiens, 85 Espagnols, 56 Suisses, 33 Allemands, 11 Anglais, 10 Belges, 7 Polonais, 7 Russes, 6 Hollandais, 6 Bulgares, 5 Américains, 2 Suédois, 1 Macédonien, 1 Luxembourgeois, 1 Autrichien. ». Pour une ville de 60.000 habitants, cela parait bien peu.

Il est vrai que la feuille monarchiste, qui charrie tous les clichés xénophobes de son époque, décrit avec moins de réprobation les bagarres aux coûteaux des ouvriers du cru ou des maréchaux ferrant. D'autant que le crime de la rue Abert, éventuellement amplifié et déformé au fil du temps, a marqué les mémoires. Il me faut donc en dire ici un mot. 

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Le crime de la rue Abert

Une bagarre au couteau a de nouveau provoqué un décès en décembre 1887. Trois semaines plus tôt, un accordéoniste italien de 41 ans, Carmine Palombo, trouve à Pézenas une bague de cuivre ou d’or. Il se met d’accord avec son cousin Dominique Agostino pour vendre cette bague et partager la somme obtenue. Agostino, âgé de 19 ans, est un artiste ambulant, ce que l’on appelle un homme-orchestre, qui se produisait en décembre de cette année-là dans les rues de Montpellier. 

L'homme orchestre, dessin de Luc pour le Journal amusant en 1907
(Licence creative communs - partagé par janwillemsen sur Flickr)

Quelques jours après la trouvaille, les deux cousins se rendent à Sète chacun dans leur roulotte : Agostino avec son père et son frère, Carmine avec sa femme et ses enfants.  Arrivés à Sète, Agostino demande à son cousin des nouvelles de la bague. La femme de Carmine prétend l’avoir perdue, ce qui met le jeune homme en rage. Il réclame d’avoir quoi qu’il en soit la moitié du prix de la bague. Carmine s’y refuse, arguant qu’ils ne savaient pas si la bague était en cuivre ou en or. Son jeune cousin s’emporte et le menace en disant « J’aurai ta vie ! Si ce n’est pas à Sète ce sera à Montpellier, ce sera à Nîmes ; mais tu ne m’échapperas pas : je te le jure ! »

Les roulottes se séparent ensuite. Carmine part le premier pour Montpellier, où il s’installe près de la montée de la Croix d’Argent, à côté de l’auberge Campanini.

Vincent van Gogh, Les roulottes, campement de bohémiens aux environs d'Arles
(1888 - musée d'Orsay - licence creative commons)

Le 20 décembre, Agostino arrive à son tour à Montpellier et s’installe cité Lunaret, rue Abert avec son oncle Antonio et ses cousins. Ils posent leur roulotte sur le terrain de l’auberge Cruez, que le Petit méridional présente lui aussi comme « une contrefaçon de la cour des miracles de Notre-Dame-de-Paris » (c'est de là que vient le nom de cour des miracles de l'ancien lycée Saint-François-Régis Pierre-Rouge qui occupe en partie l'emplacement de l'ancienne auberge Cruez).

Le surlendemain jeudi 22 décembre vers 9 heures du soir, Carmine accompagné de son oncle et de son neveu, sort de sa roulotte et se rend chez Mme Poujol, épicière et marchande de vin rue Lunaret. 

A leur entrée dans le commerce, les trois hommes sont accostés par Agostino, qui se renseignait depuis plusieurs jours sur les arrivées de gitans en ville. L’oncle intervient pour mettre fin à une discussion orageuse et entre avec son neveu et son fils dans le débit de boisson où chacun boit un verre de vin. 

Ils repartent ensuite tranquillement vers leur roulotte. Agostino entre à son tour chez Mme Poujol et y boit un verre avant de ressortir en trombe et de poursuivre les trois hommes qu’il rejoint dans la rue Canton. La dispute recommence, chassée par les riverains qui veulent du calme à cette heure tardive pour un soir d’hiver. Mais Agostino ne lâche pas prise et poursuit ses cousins rue Saint-Léon. Il sort un grand couteau de cuisine, Carmine brandit le sien aussitôt. 

La lutte est courte, un coup de couteau de Carmine Palombo atteint son cousin en plein coeur. D’autres gitans accourent ainsi que le propriétaire du terrain de la rue Abert où se trouvent les roulottes. Carmine a trouvé la force de s’enfuir, il ne reste rue Abert qu’une trainée de sang. 

Il fait sombre dans ces rues où n’arrive pas l’éclairage au gaz. La nuit est fraîche, on relève jusqu’à -8°C à l’école normale. Le temps est humide et le ciel couvert prive ceux qui cherchent Agostino de la clarté des étoiles par cette nuit sans Lune. Le temps de retrouver le malheureux jeune homme de dix neuf ans, il expire face à la villa Félix, à deux pas de ce qui est encore le séminaire.

Rapidement arrivée sur place, la police arrête l’oncle et le cousin du meurtrier. Carmine Palombo a pu s'enfuir. On l’arrête à 3 heures et demie du matin à la gare alors qu’il tentait d’y prendre un train. A 5 heures du matin a lieu l’autopsie de la victime à la Faculté de médecine. L’arme du crime et le chapeau de la victime sont retrouvés dans la matinée sur un terrain vague de la rue Abert. 

Carmine nie plusieurs jours les faits, avant que ses aveux le 29 décembre ne permettent la libération de son oncle et de son cousin.  

Le 2 janvier 1888, Benedeto Agostino, père de l’assassiné, comparait devant le tribunal de police de Montpellier pour mendicité. Sans considération de sa situation, le malheureux est condamné à 24 heures de prison. 

Le 23 janvier 1888, Benedeto Agostino est de retour devant la justice montpelliéraine, en correctionnelle cette fois et en compagnie de son épouse. Un arrêté d’expulsion du territoire français avait été pris le 23 décembre 1882 contre Benedetto Agostino et sa femme Rose-Palma Franchi. Cet arrêté n'a jamais été exécuté depuis alors que le couple a séjourné à de nombreuses reprises à Montpellier. Sans doute compatissant pour la douleur des parents du jeune assassiné, L'Eclair oublie pour une fois ses préjugés méprisants envers les gitans et s’indigne de l’acharnement dont la justice fait preuve envers les parents de la victime. D'autant que la situation est paradoxale : les parents sont considérés comme les témoins d’un homicide par la cour d’Assises et pourtant les voilà sous le coup d’une reconduite à la frontière, précédée de 6 jours de prison décidés par le tribunal correctionnel. 

Le 17 février suivant, Carmine Palombo est reconnu coupable de meurtre avec excuse de provocation et condamné au minimum de peine, c'est-à-dire un an de prison. 

Le 14 janvier 1891, Jean Cruez décède accidentellement dans son auberge de la rue Abert, à l'âge de 42 ans, alors qu'il essayait de poser un lourd madrier en travers des deux montants de la porte d'entrée. Un faux mouvement lui a fait perdre l'équilibre, il est tombé à la renverse et le madrier lui a défoncé le crâne. 


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Chassés lorsqu'ils nomadisent, les gitans ne sont pas davantage les bienvenus lorsqu'ils se fixent, y compris dans les logements à peine salubres de l'ancienne caserne.

Plan d'occupation du rez-de-chaussée de l'ancienne caserne des hussards en 1928 - légende ci-dessous
(Archives municipales de Montpellier - 1 M ancienne caserne des hussards 1870-1942)

Le 23 octobre 1929, le directeur de l’abattoir attribue les vols nocturnes de viande dans les échaudoirs  à « des maraudeurs venus de l’ancienne caserne des hussards. Ce bâtiment abrite en effet une population assez nombreuse et hétéroclite ». Il attire l’attention du maire sur « le foyer de maraude que semble constituer le groupe important de nomades autorisés à stationner dans ladite caserne ».

D'autant que des roulottes stationnent aussi durablement dans la rue du marché aux bestiaux, qui sépare alors celui-ci des abattoirs et qui est à présent sur cette portion la rue de la poésie. M. Dedieu voudrait bien obtenir leur expulsion "définitive" car « leur simple expulsion momentanée est ordinairement suivie de leur réapparition ». Il est vrai que l'on peut remonter loin dans le temps sur ce sujet. Sous le titre "Bohémiens", L'Eclair du 15 avril 1888 rend compte de l'expulsion la veille de 9 voitures stationnées près de l'abattoir ou avenue de Toulouse hors des limites de l'Octroi.

Le concierge du marché aux bestiaux s'en plaint, ainsi qu'un chevillard. « Ces nomades ont, en effet, de nombreux enfants qui grimpent sur la grille de clôture du marché, au bord et à l’intérieur de laquelle se trouve un abreuvoir à moutons. Les enfants ainsi juchés effrayent les moutons et gênent l’abreuvement. De plus, ces nomades jettent dans le marché, par dessus la grille ou à travers la grille, des objets divers dont ils veulent s débarrasser ». Désordre et insalubrité, tempête le directeur. 

Autre exemple un an plus tard. Le 20 octobre 1930, le directeur de l’abattoir rend compte au maire d’une enquête qu’il a conduite suite à la divagation nocturne de plusieurs chevaux de boucherie de l’écurie n°4 du bâtiment A. Le 19 octobre, le propriétaire des chevaux de boucherie dit avoir vu quatre individus, dont deux nomades, âgés d’environ 14 ou 15 ans, sortir de son écurie et s’enfuir à son approche. Ce Marius Robert dit avoir reconnu des locataires de l’ancienne caserne. Le directeur rappelle qu’il y a dejà eu des vols et propose de prendre des mesures, dont il minore cependant aussitôt la portée « en raison du voisinage trop immédiat de l’ancienne caserne et de la catégorie de population qui y habite ».

Le gestionnaire des immeubles communaux relaie les plaintes des habitants et y ajoute ses propres appréciations. Comme ici en 1932 : « Ces gens là qui sont pour la plupart des nomades ont à mon avis trompé la confiance de l’Administration sur leur mentalité, leur façon de vivre et je n’ose dire leur moralité. Ils portent atteinte aux quelques familles paisibles et plus intéressantes qui vivent autour d’eux ». Et de recommander l’expulsion immédiate des familles visées.

 

La caserne ne sera jamais incorporée à l’abattoir en totalité, mais par petits morceaux. Comme la remise du rez-de-chaussée du bâtiment B en juillet 1935.


Plan d'occupation du 1er étage de l'ancienne caserne des hussards en 1928
(Archives municipales de Montpellier - 1 M ancienne caserne des hussards 1870-1942)


En 1933, il est envisagé de créer des appartements pour les sapeurs pompiers dans l’ancienne caserne des hussards. Le directeur de l'abattoir, le docteur Dedieu, s'y oppose au mois de mai. 

Il rappelle avoir « signalé à plusieurs reprises l’opportunité qu’il y aurait, à son avis, de réserver les bâtiments de l’ancienne caserne des hussards, en vue d’une modernisation sur place de l’abattoir ».

 

En 1934, on envisage encore d’en faire des logements, prioritairement à destination des employés municipaux.

 

L’ancienne caserne sert parfois à entreposer les affaires de locataires expulsés, c’est même une pratique présentée comme habituelle en 1941.

 

En février 1940, on refuse une demande pour un logement dans la caserne parce que l’administration municipale désire réserver les locaux municipaux vacants pour l’hébergement de réfugiés.


Activités associatives et vie de quartier


Les locaux hébergent aussi des activités associatives. En 1926, le maire écrit à M. Boulet, professeur de gymnastique, président des farandoleurs montpelliérains, pour mettre à sa disposition à titre précaire le local du rez-de-chaussée du bâtiment C. 

L'ancienne "salle" de la caserne sert à l'occasion à la vie du quartier. Elle héberge ainsi un club de l’Abattoir, aussi appelé « club républicain ». En 1927, le club de l’abattoir prête ses locaux aux éclaireurs de France, qui eux-même ont prêté leur salle pour la foire. En 1933, le président du club, M. Baissat, demande au nom de ses 72 membres que leur local, puisse bénéficier de 3 lampes électriques aux frais de la municipalité. C’est chose faite quelques mois plus tard. 

La caserne est finalement démolie en 1958 lors des travaux du nouvel abattoir. La vie associative du quartier ne se déplace pourtant pas bien loin et de nouvelles demandes sont bien vite présentées à la municipalité. Après un refus en mars 1960, le 26 mars 1961, l’amicale des garçons bouchers demande à utiliser le terrain situé derrière le pavillon du concierge des écuries pour en faire un terrain de volley. Cette fois la municipalité accepte, la clôture nouvellement établie isolant cette parcelle de l’abattoir proprement dit.


A partir de 1977, il existe un club du troisième âge sous statut associatif, le club Léo Lagrange. Il faisait l'angle de la rue Bernard Délicieux, on y jouait à des jeux de société. Un terrain de boules se trouvait là, à côté d'un urinoir à l'ancienne. Je me souviens y être allé souvent avec mon arrière grand-père Maurice, fervent bouliste. Le Chambery était encore à l'air libre, bordé de roseaux. Le gymnase voisin abritait les repas de fête auxquels mes arrière grands-parents se rendaient en taxi. Enfin des excursions en autocar faisaient le bonheur des plus ingambes. 

Début 1981 s’achèvent les travaux du nouveau club municipal du 3e âge, rue de la cavalerie. Le budget est de 760.000 francs de l’époque pour 324 m2 de surface au sol. Pensé pour rompre l’isolement matériel et moral des personnes âgées modestes, le club peut accueillir une centaine de personnes. On y sert des repas, qui peuvent être emportés. Il s’y trouve des salles de jeux et une salle de télévision. Lors des élections, c’est le bureau de vote d’une partie du quartier, celui où j’ai longtemps voté. Des spectacles y étaient organisés. Le temps passant et les conditions de vie des retraités s’améliorant, la dimension sociale s’atténua pour laisser plus de place à celle des loisirs.

Rue de la Cavalerie - mars 2021 (cliché de l'auteur)

L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.

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