Pierre-Rouge 60 : Le jeu de mail des abbés
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Le jeu de mail est à la fois une voie, au tracé changeant, un nom de lieu tiré d'un sport oublié et un programme immobilier des années 1960. C'est aux trois sujets que je vais m'intéresser successivement.
Un chemin devenu rue mais avec un nouveau tracé
Au milieu des années 1850, en partant du carrefour de la Pierre-Rouge, on trouvait à droite la grande propriété de Madame de Chazelles (le futur enclos Saint-François), à gauche la maison de la femme du maçon Coudougnac et tout de suite après une parcelle appartenant à Pierre Coudougnac lui-même, où se trouve aujourd'hui la jolie maison appelée le Revestel. Il y avait ensuite les parcelles agricoles du terrain Rapillot, aujourd'hui percées par la rue Max Mousseron entre la résidence des Abibas, construite au milieu des années 1980, et celles du mail des Abbés dont il est question plus bas.
Au milieu du XIXe siècle, la rue alors ne rejoignait pas l'avenue Saint-Lazare, mais empruntait le tracé de la rue Beauséjour jusqu'au ruisseau Chambéry, le franchissait par un pontil puis, tournant à gauche, rejoignait la route de Nîmes par le clos de Mascle.
En février 1857, la mairie de Montpellier indemnise Madame de Chazelles suite à une première modification du tracé de la voie publique du mail des abbés : « Pour douze mètres cinquante cinq centimètres de terrain, qui constituent la différence entre vingt six mètres nonante et un centimètre cédés par elle à la voie publique et quatorze mètres trente six centimètres qu’elle a incorporés à sa propriété sur le chemin des abbés au jeu de mail. »
Terrain en marge de la ville, le chemin du jeu de mail des abbés est vraiment un chemin jusqu'aux travaux de viabilisation votés en février 1895 par le conseil municipal. En juillet 1893 encore, la police en expulsait trois roulottes de bohémiens et les reconduisait au-delà des limites de l'octroi.
Même viabilisé, le chemin reste étroit. Le 23 février 1903, un garçon de dix ans, Pierre Olive, est blessé à la tête par un cheval ayant pris peur. Ce cheval était monté par un soldat du 13e chasseurs, alors en garnison à la caserne toute proche de la Cavalerie. L'enfant a été aussitôt conduit à la caserne où il a été soigné par le médecin major et s'est bien remis.
Le plus important changement survient dans les années 1930 avec une voie nouvelle qui relie l'avenue Saint-Lazare en ligne quasi-droite.
Un arrêté du 14 octobre 1933 lance une enquête publique de classement et déclassement qui doit permettre de donner un nouveau tracé et de faire une rue de l'ancien chemin public. C'est sur cette portion qu'a été créé le Jardin des Sens première manière.
En février 1934, des ouvriers découvrent en creusant une tranchée une petite cruche en terre cuite vernissée qu'ils brisent en tentant de la dégager. Un article de la société archéologique de Montpellier paru en 1935 nous apprend qu’à l’intérieur se trouvent plus de six cent pièces de monnaie anglaise du XIIIe siècle, des pennies portant l’inscription « Henricus Rex ». Une majorité d’entre elles ont été frappées dans des ateliers monétaires de Londres ou Canterbury. Au milieu des pièces entières, on trouve aussi des pièces coupées en deux ou en quatre, mais aussi quelques pièces irlandaises et neuf pièces écossaises frappées à Edimbourg et Roxburg de la toute fin du XIIe siècle. Une seule pièce provient d’un autre endroit que les îles britanniques, un esterlin de l’empereur d’Allemagne Frédéric II, frappé dans la ville westphalienne de Dortmund. Aucune ne semblant postérieure à 1248, Emile Bonnet, l’auteur de l’article en déduit que le trésor a dû être enfoui au milieu du XIIIe siècle. Les relations commerciales entre Montpellier et l’Angleterre existaient bel et bien, la ville exportant des préparations pharmaceutiques et de la draperie. Pourquoi ce trésor a été enfoui et pour quelle raison son propriétaire n'a pas pu le récupérer, cela reste un mystère.
Pour autant, l'ancien tracé reste encore en place, un plan de curage du ruisseau de Chambéry daté de 1946 en fait foi. Je ne sais pas à quelle date il a disparu.
Plan d'alignement de 1980 (archives municipales de Montpellier) |
Mais c'est surtout depuis un demi-siècle que cette voie a été transformée en profondeur.
Le déplacement de la croix est achevé fin 1981. Le plan d'alignement ci dessus permet de se rendre compte de l'importance des travaux d'élargissement achevés à la fin de l'été 1982. Le tramway, deux décennies plus tard, aboutit à une voie plus large encore, mais à sens unique de la rue Beauséjour au carrefour de la Pierre-Rouge, avec la destruction de l'ancienne maison de l'octroi.
Rue du Jeu de mail des abbés - octobre 2018 (cliché de l'auteur) |
Le projet de construction sur le stade du père Prévost a donné lieu à une controverse entre ses propriétaires et une partie des riverains. Le stade a donc été en partie préservée. En contrepartie, deux immeubles ont pu être construits du côté sud de la rue du jeu de mail des abbés, à la place de l'ancienne piscine de l'enclos Saint-François, de ses terrains horticoles et d'une bâtisse du XIXe siècle.
Travaux de démolition - février 2020 (cliché de l'auteur) |
Une trouée entre les deux nouvelles constructions préserve heureusement la vue sur la chapelle de l'enclos Saint-François.
Les immeubles en cours d'achèvement, il manque encore le revêtement en pierre - juillet 2021 (cliché de l'auteur) |
Leur achèvement donne à la rue un caractère urbain qui fait oublier un peu plus son passé horticole et faubourien.
Les immeubles achevées à la tombée de la nuit - août 2022 (cliché de l'auteur) |
Le noble jeu de mail
Jean-Jacques Rousseau vit des montpelliérains jouer au mail. Si des sports ou jeux locaux ont su perdurer ou renaître, comme Max Rouquette s’y employa avec le tambourin, le jeu de mail est tout à fait tombé en désuétude. Sa dernière partie a dû être jouée pendant la seconde guerre mondiale. Il n’en reste plus aujourd’hui que des photos en noir et blanc, des témoignages littéraires et quelques noms de lieu. Il est à jamais terminé, le temps des « chevaliers du bois roulant ».
Attesté au XVe siècle en France et en Italie, le jeu de mail a gagné les cours d’Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Henri II était bon joueur. Catherine de Médicis et Charles IX étaient amateurs ; ont-ils joué lors de leur séjour à Montpellier ? Louis XIV fit agrandir ou construire des terrains de mail. On lit souvent que c’est un ancêtre du golf, mais il semble plutôt que celui-ci dérive d’un jeu hollandais du XIIIe siècle. Comme au golf cependant, le but est de frapper la balle pour atteindre un objectif précis. Il a existé plusieurs manières de jouer. La chicane est la plus proche du golf, puisqu’il faut atteindre un but en moins de coups que les autres joueurs. Mais il existait aussi le grand coup – le vainqueur est celui qui envoie sa balle le plus loin possible – et le rouet, qui se jouait avec plusieurs balles. Il y avait enfin une version qui se jouait par équipe. Des artisans spécialisés fabriquaient mails et balles, on les appelait des palemardiers. Ces maillets figurent sur le blason dessiné au XIXe siècle pour les barons de Caravètes.
Le jeu lui-même n'était pas chevaleresque tous les jours. La justice de Boutonnet dépouillée par René Claude Sutra recense plusieurs incidents sérieux. Au milieu du XVIIe siècle, le baille de Boutonnet, Pierre Gallot, fait une réflexion mal avisée sur une boule du jeu de mail et reçoit un coup qui le décide à poursuivre en justice le joueur susceptible. En 1661, à la métairie Nouguier, une partie de mail dégénère en bagarre, le manche du mail servant d'arme dans la rixe. En 1674, on se bat à cause d'une partie de mail qui bloquait le passage : ceux qui voulaient passer ont cru bon de déranger la partie, mal leur en a pris. En 1782, un arrêt de la justice de Boutonnet décrit les itinéraires utilisés pour jouer au mail avec supplication des habitants concernés qui disent être souvent blessés par des boules.
Car si Louis XIV et les Grands avaient leur terrain, les montpelliérains ordinaires jouaient où ils pouvaient et les terrains aménagés semblent avoir plutôt été l'exception. Il en a existé un près de la porte des Carmes qui n’a pas eu un grand succès, le jeu y étant trop monotone. Peuvent servir au jeu, d'après un guide 1774 « Tous les chemins & traverses, tous les fossés grands et petits, tous les creux aboutissant et communicant aux chemins, lorsqu’ils ne seront pas clos par des terres élevées, murailles ou autres limites, doivent servir de jeu ». Et pour gagner il vaut mieux ne pas franchir les limites : « Les chemins établis pour jeu de Mail au tour de cette ville, sont entièrement séparés des terres & champs ; ainsi lorsque le Joueur fait aller sa boule hors le jeu, & qu’elle reste dans le champ, il en est puni par la perte de trois points ; c’est ce qu’on appelle faute ou noyée ». Les règles du jeu prévoient de nombreuses situations qui montrent bien que le jeu se passe au milieu des activités habituelles : « la boule enfoncée dans le fumier, pailles ou herbages », « la boule trouvée sur du linge, ou repliée en dedans » ou encore la boule « qui reste sur une charrette roulante ».
Le mail lui-même est un marteau à long manche qui fait penser à celui du croquet. Le musée du vieux Montpellier en conserve une collection. La balle est en bois de buis ou, pour les meilleures, de néflier. Les deux faisaient du mail un sport relativement dangereux, pas seulement pour les personnes, mais aussi pour les récoltes. Au XIXe siècle, les maires de Montpellier prennent régulièrement des arrêtés pour contenir les joueurs, voire empêcher leur passe-temps d’avril jusqu’aux moissons. Un arrêté municipal pris par Zoé Granier le 2 décembre 1835 énumère limitativement les rues où il est permis de jouer au mail. Parallèlement, une nouvelle génération de terrains privés, qu’il faut payer pour utiliser, est créée.
Un terrain de jeu de mail proche des Arceaux, photo Bacard (carte postale non circulée - collection de l'auteur) |
Etait-ce le cas pour la Pierre-Rouge du jeu de mail des abbés ? Mais dans cette hypothèse, où aurait-il été ? Le plus simple serait de penser qu’il était quelque part à l’emplacement de la rue qui en rappelle l’existence, la rue du jeu de mail des abbés. Mais d'autres exemples à Montpellier montrent qu'un nom donné à une voie pour évoquer le souvenir d'un lieu pouvait se trouve un peu plus loin : dans le quartier, la rue de la tuilerie en est un exemple. Je doute qu'il y ait eu un jeu de mail à cet endroit au XIXe siècle et ce nom de rue renvoie sans doute à une réalité plus ancienne.
Ce qui me conforte dans ce doute, c'est la liste des voies sur lesquelles il est permis de jouer au jeu de mail dressée en 1830 sur les registres municipaux de délibérations :
Liste limitative des chemins sur lesquels il est permis de jouer au mail (27 mars 1830 - archives municipales de Montpellier 2 D 14) |
Aucun jeu de mail des abbés dans la liste. Il y a bien des référents de lieu proches : Chambéry, campagne à Mourgues, le chemin de l'Olivier si c'est bien l'actuelle rue du gros Olivier. Mais c'est vague. Et ces abbés, peut-on penser que c'était ceux du séminaire établi au couvent des Récollets ? Rien de bien convaincant donc et Marcel Barral, la référence sur les noms de rue à Montpellier, glisse rapidement sur le sujet sans apporter de réponse. A-t-on jamais joué au mail sur le chemin du mail des abbés ?
La résidence du mail des abbés
Vue du mail des abbés depuis la rue Max Mousseron (juillet 2023 - cliché de l'auteur) |
La résidence du mail des abbés n’a rien de très original à première vue. Quatre barres d’immeubles, résidentielles et bien entretenues, au langage architectural typique des années 1960 et très standardisé. Une villa dans un coin de parcelle dont on pourrait penser qu'il n'y a pas de lien avec les immeubles. Pourquoi alors s’y intéresser ? Ma mère y a vécu plusieurs années mais je n'ai pas développé d'attachement pour cet endroit, pas plus que pour le Parc des Roses où elle était auparavant.
vue aérienne du mail des abbés au début des années 1960 (IGN - Géoportail) |
En cherchant aux archives municipales les traces laissées par la construction des grands programmes de résidences (Éden Parc, jardin aux Fontaines, Prieuré 1 et 2), j’ai trouvé peu de choses. Le dossier du mail des abbés en revanche était très complet, avec plusieurs plans et documents montrant les hésitations et évolutions du programme. Dans ce feuilleton, j’ai dans le plan général procédé à l’inverse : partir de mes questions et essayer de trouver des documents pour y répondre, avec un inégal succès. Un historien de métier fonctionne souvent dans l’autre sens : il découvre une source et son travail part d’elle ; les questions viennent ensuite. C’est ce qui s’est produit pour le mail des abbés. Au départ je cherchais à vérifier une intuition sur un projet d’école élémentaire jamais réalisée. Et puis le dossier m’a entrainé plus loin.
Les pins parasols ont bien poussé dans le jardin privé autour duquel sont construits les immeubles de la résidence (mars 2021 - cliché de l'auteur) |
Dans son état final, la résidence comprend 126 logements, organisés en 4 bâtiments, autour d'un jardin arboré. Un alignement de garages bas et de parking asphaltés le complète.
Projet de 1963 à 6 bâtiments + une villa (archives municipales de Montpellier) |
Un premier projet est attesté par un jeu de plans de juillet 1963. Il comprend plus de bâtiments que ce qui a été réalisé finalement. Construire moins de bâtiments, mais plus grands, s'avérait moins couteux. Dans une version intermédiaire, le bâtiment D disparait au profit d'un bâtiment E plus long. Puis les bâtiments B et C sont fusionnés en une seule longue barre parallèle à la voie nouvelle.
Plan de situation - dossier de permis de construire de 1964 (archives municipales de Montpellier) |
Sur une division d'un terrain appartenant à M. Tost, et sur lequel poussaient auparavant des cultures maraichères, le projet de résidence du mail des abbés est un programme classique de promotion immobilière privée.
Le dossier du premier permis de construire, examiné le 29 mai 1964 permet de bien situer l'ensemble. Le bâtiment A est une tour, avec trois barres de longueur différentes qui séparent un jardin central arboré de la voie publique. Les bâtiments B et D sont prévus avec 6 étages sur rez-de-chaussé, le bâtiment C avec 4 étages sur rez-de-chaussée seulement.
Une villa est prévue à l'angle du terrain, sur la voie nouvelle. Dans les années 1980, ma grand-mère était amie avec les occupants de la villa du jeu de mail des abbés, les Guibal, dont le fils s'est rendu tristement célèbre en immolant par le feu Marie Roudil à Perpignan le 18 mars 1991, sous les yeux de ses enfants. La maison a changé de mains depuis à plusieurs reprises.
Plan de l'étage de la villa du jeu de mail des abbés (archives municipales de Montpellier) |
En mars 1965, le permis de construire de cette voie nouvelle, qui est devenue la rue Max Mousseron en 1996, est validé. Il prévoit une chaussée de 6 mètres de large et des trottoirs d'un mètre traités en asphalte rouge.
Le permis a dû être modifié à plusieurs reprises. Il prévoit au départ 129 logements.
C'est d'abord la hauteur des immeubles qui impose des modifications en septembre 1965. La commission des sites a protesté contre la hauteur initiale de la tour, prévue à 9 étages, et a demandé qu'elle soit ramenée à 6. Le promoteur se fait d'autant moins prier qu'il s'est rendu compte entretemps que la pression du réseau d'eau potable ne permettait pas de desservir les étages les plus hauts en prise directe. Il aurait fallu réaliser un équipement spécial, cher à l'achat et couteux à entretenir.
Mais le projet passe à 117 logements seulement. En compensation, le promoteur demande de transformer les espaces communs prévus au rez-de-chaussée des barres B et D en dix logements supplémentaires. En compensation, des sous-sols non prévus dans le projet initial accueillent des celliers. Le chauffage collectif est aussi supprimé pour gagner de la place. Finalement, la construction comprend 126 logements.
Une autre dérogation a été nécessaire, la hauteur des immeubles était trop importante pour se trouver si près de la limite de propriété.
Le dossier de la résidence permet de retracer la création d'une réserve foncière pour la création d'une école. Le projet du crédit foncier immobilier (le futur Parc des Roses bâti sur le terrain de M. Darasse donnant sur l'avenue Saint-Lazare) apporte 1750 mètres carrés, le projet Eden Parc ajoute 1730 mètres carrés et le Jeu de mail 1900 autres. Plutôt qu'une enclave au milieu des résidences, par échange de parcelles, le terrain réservé est situé au nord du jeu de mail. S'il avait été construit, ce projet aurait été mitoyen des terrains de la villa Savine, où se trouvait alors l'école privée pour garçons des soeurs franciscaines, les anges gardiens. La résidence Prieuré 2 y fut construite dans la décennie suivante.
Cette école publique ne vit jamais le jour, le terrain étant jugé trop exigu. Il devint un terrain de football en terre battue, utilisé par le Stade Lunaret. Transformé en terrain synthétique, il a été baptisé en 2013 stade Vincent Candela, du nom d'un ancien joueur international de football formé à Montpellier
La commercialisation a aussi entrainé une modification de la distribution intérieure. Le projet initial prévoyait de produire uniformément des logements de 4 pièces dans le bâtiment D. Finalement, pour répondre à des besoins plus diversifiés, le promoteur y réaliser un assortiment de F3, F4 et F5.
Les travaux sont achevés le 25 mai 1970.
La cloture de départ fait 80 centimètres de haut, en béton. Comme toutes les résidences d'alors, elle n'est pas fermée au passage des piétons. Ce n'est qu'à la fin des années 1990 que, dans un mouvement assez général, l'enceinte est close avec des digicodes et interdit désormais tout passage.
L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.
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