Pierre-Rouge 51 : Le 5 rue de Nazareth, de la villa Planchon à la pension Babut
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La célébrité de la famille, c'est bien sûr Jules Emile Planchon, dont les travaux décisifs dans la lutte contre le phylloxera ont contribué à sauver la vigne languedocienne à la fin du XIXe siècle. Le square situé face à la gare Saint-Roch lui est dédié, avec un monument surmonté de son buste. Mais s'il a visité la villa Planchon, ce n'était pas sa maison mais celle de sa bru.
La villa Planchon en arrière plan des nouveaux immeubles en construction sur sa parcelle (août 2022 - cliché de l'auteur) |
Le 5 de la rue de Nazareth achève une mue immobilière qui aura eu le mérite de le faire connaître au public. Jusqu'au mois de mai 2019, cet endroit du quartier avait échappé à mon attention. C'est alors que Midi-Libre s'est fait l'écho de l'inquiétude de riverains sur l'abattage d'arbres, dans le cadre d'une opération immobilière située sur cet emplacement. Un projet comptant pas moins de 34 logements sur la parcelle, préservant les bâtiments anciens (maison de maître, maison du gardien et orangerie) et approuvé par l'architecte des bâtiments de France. Mais c'est le projet de parc dans l'ancien petit-lycée qui m'a définitivement mis sur la piste de celle à qui il est dédié, Suzanne Babut.
Entrée du petit lycée, actuel parc Suzanne Babut (carte postale non circulée, sans date, collection de l'auteur) |
Le versement des archives de la famille Planchon aux archives départementales (pas encore accessibles car en attente de classement et d'inventaire), et celui des carnets de Suzanne Babut au centre régional d'histoire et de la déportation de Castelnau-le-Lez, rendront possibles des travaux plus approfondis dans un proche avenir. Des photos et d'autres papiers se sont retrouvés sur le marché de la collection et s'y vendent assez chers. En attendant, il est déjà possible de donner un aperçu du destin de cette maison dans la haute société protestante de Montpellier.
Jules Emile Planchon
Carte photo représentant Jules-Emile Planchon âgé (non circulée, collection de l'auteur) |
La célébrité de la famille, c'est bien sûr Jules Emile Planchon, dont les travaux décisifs dans la lutte contre le phylloxera ont contribué à sauver la vigne languedocienne à la fin du XIXe siècle. Le square situé face à la gare Saint-Roch lui est dédié, avec un monument surmonté de son buste. Mais s'il a visité la villa Planchon, ce n'était pas sa maison mais celle de sa bru.
Monument à Planchon dans le square de la gare (carte postale circulée en 1914, collection de l'auteur) |
Fils d'un fabricant de chandelles gangeois, Jules-Emile est le frère ainé de Gustave Planchon (1833-1900), agrégé de médecine, professeur de botanique, puis professeur de pharmacie et finalement directeur de l'école de pharmacie de Paris. Jules Emile (1823-1888) connaît un parcours encore plus brillant. Docteur es sciences à dix-neuf ans, en médecine à vingt-huit ans, il ajoute un troisième doctorat à son palmarès à trente-trois ans, celui de pharmacie. Il enseigne la botanique à l'école de pharmacie et à la faculté des sciences de Montpellier. De 1859 à 1881, il dirige l'école de pharmacie de Montpellier. En 1881, il abandonne à la fois la direction de l'école et sa chaire à la faculté des sciences pour devenir directeur du jardin des plantes et professeur de botanique à la faculté de médecine. Découvreur du phylloxera, il défend l'utilisation de la vigne américaine pour résister à ce parasite en passe de détruire le vignoble méridional.
Louis David Planchon
Son fils Louis David Planchon (1858-1915), est docteur en médecine, agrégé en 1892 et professeur à l'école de pharmacie. Outre les sujets purement médicaux, ses travaux ont porté sur les champignons de la région, à la fois sur les aspects médicaux et économiques. Il est élu à l'académie des sciences et lettres de Montpellier en 1904. Son Précis de matière médicale, édité en 1904, a été réédité à trois reprises et jusqu'en 1946. Sa dernière oeuvre, parue en 1914, est un plaidoyer pour le repeuplement des garrigues avec les pins d'Alep. Homme d'esprit et d'humour, j'y reviendrais, il prône l'exigence pour soi même et la tolérance pour les autres. Sa morale est rigoureuse mais pas austère.
C'est par son mariage avec Gabrielle Muller en mai 1886 que la maison du 5 rue de Nazareth entre dans la famille Planchon. Fille d'un professeur d'allemand né à Paris et enseignant au lycée de Montpellier au moins depuis 1859, c'est elle aussi une fervente protestante.
On sait par les tristes développement de l'affaire Domergue qu'en novembre 1895, Mme Dupont était employée comme concierge sur cette propriété. C'est là que décède Louis Planchon le 8 septembre 1915. Il avait souhaité des obsèques dépourvues de toute pompe : ni fleurs, ni couronnes, ni discours. Le pasteur dut donc se contenter de conduire la prière, sans éloge funèbre.
Portail d'entrée de la Campagne Planchon, angle des rue de Ferran et Prairial (août 2022 - cliché de l'auteur) |
Dans sa succession figure un bien venant de son père, qui existe toujours aujourd'hui sous le nom de Campagne Planchon, face au parc Méric, derrière l'annexe du cimetière. Elle est décrite ainsi en janvier 1916 dans le partage de succession : « Une petite propriété sise à Montpellier dite villa Planchon, près du cimetière Saint-Lazare, consistant en terres, vignes, jardin, parc, ancienne maison de maître dont la majeure partie est compris dans le bail à ferme (…) à M. Combes pour plusieurs périodes de 3 ans (…) moyennant le prix annuel de 1000 francs (…) plus une fourniture en nature de 3 hectolitres de vin. Sur ce prix de ferme 300 francs sont afférents à la partie du bâtiment dénommé maison de maître occupée par le fermier. » La valeur des 3 hectolitres est donnée pour 90 francs. La propriété elle-même est évaluée à 41.500 francs, mais Louis Planchon n’en possède que le tiers, le reste appartenant à sa soeur Marie Fayot.
Suzanne Babut
Suzanne Planchon (1887-1978) est avec Yvonne l'une des deux filles survivantes de Louis Planchon, qui héritent de lui la villa du 5 rue Nazareth. Suzanne est une excellente élève, qui fréquente le lycée public de jeunes filles, comme beaucoup de jeunes protestantes. La vie montpelliéraine permet de suivre son parcours scolaire année après année. En août 1896, élève de 1ère année primaire, elle est classée deuxième parmi les élèves ayant reçu le plus de prix en fin d'année. L'année suivante, elle est 4e. En 1898 et 1899, en 3e année primaire et 1ère année secondaire, elle est plus bas dans le classement mais reçoit tout de même plusieurs prix. En août 1903, en 4e année secondaire, elle est troisième. Les numéros de l'été 1904 manquant dans la collection numérique de la médiathèque de Montpellier, je n'ai pas trouvé trace du baccalauréat qu'elle a peut-être obtenu.
Au lycée Suzanne Planchon a montré son goût pour le théâtre. Avec sa soeur Yvonne, elle participe à une représentation des Phéniciennes. C'est une adaptation en autre actes et en vers de la tragédie d'Euripide de Georges Rivollet. La pièce a été créée dans le théâtre antique d'Orange le 1er août 1903 avant d'être reprise par la comédie française.
La vie montpelliéraine, dans son édition du dimanche suivant, donne un aperçu de la représentation, qui a eu lieu dans un théâtre de verdure dressé pour l'occasion dans le jardin lycée de jeunes filles, le 28 mai 1905, à l'occasion de la fête des anciennes élèves. L'après-midi est beau et le temps assez chaud pour que l'assistance, féminine et familiale, apprécie l'ombre des grands arbres. Le professeur Planchon est bien sûr dans l'assistance avec quelques autres universitaires notables. Ses filles n'ont pas un rôle de premier plan, Yvonne est un simple pâtre et Suzanne est une des Phéniciennes du choeur. Il existe une photo de Suzanne dans son costume, deux d'Yvonne seule et encore deux avec les deux soeurs. D'après l'échotier de l'hebdomadaire mondain, « Mlle S. Planchon incarnait d’une façon parfaite une Phénicienne dont on pouvait admirer les gestes gracieux ». Quant à sa soeur, « Mlle Y. Planchon (le pâtre prophétique, un Kalkas idyllique) mit toute son âme pour apprendre à Créon le sort fatal qui menace sa fille en son fils Menacée. »
Suzanne Planchon en Phéniciennes (28 mai 1905 - collection de l'auteur) |
Le 21 juillet 1906, c'est leur père qui prononce le traditionnel discours de distribution des prix. L'exemplaire que je possède porte en couverture le nom de Suzanne Planchon. L'orateur témoigne de son "affectueuse reconnaissance, à notre cher lycée de jeunes filles." Mais il livre aussi sa vision d'éducateur et de père. Un humour de bon ton y trouve sa place. "Vas-tu leur expliquer qu'il faut être bien sage et travailler avec ardeur ? Tu seras bien reçu à l'entrée des vacances." Tout son exorde montre qu'il sait bien que ce discours convenu est une corvée qui diffère le moment des récompenses "une amère pilule, et je commence à comprendre que l'administration ait choisi pour la préparer un professeur de pharmacie". Sur le registre des principes éducatifs, Louis Planchon s'élève contre une éducation passive, consistant à remplir les jeunes esprits d'un savoir qui ensuite y demeurerait inerte. "Le lycée n'a pas sa fin en lui-même ; ce n'est pas une usine à fabriquer des lauréates et des diplômées : c'est la classe préparatoire de la Vie, où vous allez faire des études autrement longues et difficiles", dit-il.
David Planchon a parfois des accents de féministe avant la lettre. Il s'élève contre le temps on l'on s'efforçait de limiter le champ de l'intelligence de la jeune fille, "et d'annihiler sa personnalité. Ecoutant en silence, sans se permettre de donner ou même d'avoir un avis sur autre chose que les chiffons ou la cuisine, lisant peu ou pas, et limitée pour les auteurs permis entre la niaiserie des uns et l'austérité des autres, (...) c'était une poupée charmante, admirablement articulée, répétant bien les leçons apprises et à laquelle, comme à la célèbre jument de Roland, il ne manquait que la vie." Il ajoute "Aujourd'hui le féminisme fait entendre ses réclamations, en vertu de l'égalité très évidente de la femme et de l'homme pour l'intelligence, l'esprit, le coeur et le savoir". Il écourte ensuite son propos, qu'il sait peu consensuel, et l'édulcore plus loin en faisant l'éloge du premier devoir de la femme, celui d'être l'âme du foyer et une ménagère accomplie.
Couverture du discours de remise des prix du lycée de jeunes filles en 1906 (collection de l'auteur) |
Il ajoute cependant "si vous ne demandez pas à être quelque chose, nous, nous vous demandons d'être quelqu'un (...) : c'est-à-dire avoir bien à soi sa pensée, sa raison, sa conscience toujours en éveil, sa volonté ferme". Ces principes éducatifs raisonnent avec force dans la suite de la vie de Suzanne Planchon.
Très jeune, Suzanne Planchon participe aux événements mondains. Ainsi le 22 février 1900, elle est présente au bal costumé donné par M. Massol, directeur de l'Ecole de pharmacie, et par sa femme dans leur villa Germaine du boulevard des Arceaux. Sa soeur Yvonne est en colombine rose, Suzanne en "espagnole". En février 1906, Suzanne est présente avec sa mère aux fêtes du vingt-cinquième anniversaire du lycée de jeunes filles.
Suzanne Planchon se marie le mardi 2 avril 1907 avec Ernest Babut, fils d'un pasteur nîmois qualifié d'éminent par l'hebdomadaire La Vie montpelliéraine. Plusieurs fois président de synode, ce théologien a publié plusieurs ouvrages, sans compter ses recueils de sermons qui lui valent sous la plume de Gustave Monod le qualificatif très élogieux de "Bourdaloue protestant". C'est donc au temple de la rue Maguelonne qu'a lieu le mariage religieux, à quelques mètres de la statue du grand-père de la mariée. Parmi les témoins du mariage civil on retrouve Max Bonnet, un des résident de l'enclos Laffoux à cette époque. Le lunch a lieu à cinq heures dans la villa de la rue Nazareth, en présence d'une bonne partie de l'élite protestante montpelliéraine et nîmoise.
Né en 1875 à Nîmes, Ernest Babut est un brillant normalien, agrégé d'histoire, qui a aussi été membre l'école française de Rome en 1899 et 1900. Historien médiéviste, il a écrit une thèse sur les débuts du christianisme en Gaule. Il est d'abord maître de conférence, puis professeur d'histoire du christianisme à l'Université de Montpellier. Mort pour la France en 1916, il laisse Suzanne veuve pour le restant de sa vie. De leurs quatre enfants, seules les deux filles parviennent à l'âge adulte. Suzanne Babut a la douleur de perdre Bernard en 1909 à l'âge de onze mois et Charles en 1922, à l'âge de huit ans.
C'est suite à son veuvage que Suzanne Babut transforme la villa du 5 rue Nazareth en pension de famille. Elle touche certes une pension à partir de février 1916, d'un montant de 2.218 francs annuels, majorée de 967 francs au 1er janvier 1920. C'est assez correct, mais rien qui permette de maintenir son train de vie d'avant-guerre avec l'inflation qui a réduit le franc or à un gros quatre de sa valeur de 1914. La pension de famille est donc d'abord une nécessité financière, mais Suzanne Babut met sa pension au service de ses convictions dès la fin des années 1930, d'abord en accueillant des réfugiés républicains espagnols.
A partir de 1942, Suzanne Babut renonce aux locataires payants. Depuis quelques mois, elle se sert de sa position dans la bonne société protestante pour visiter les juifs emprisonnés. Elle héberge et nourrit de son mieux - on est en plein rationnement - une cinquantaine de juifs, non seulement ceux qui logent chez elle, mais des réfugiés de Belgique qui se cachent dans les bois près de Montpellier.
En 2022, Mireille Radzyner se souvenait pour Midi Libre et quelques semaines plus tard pour la Gazette de Montpellier, de cette période. Avec ses parents, sa soeur et son petit-frère, après un passage par la Lozère, la petite fille a été hébergée dans la pension Babut à partir de janvier 1944 "tout en haut de la villa, sous les toits, les deux fenêtres du dernier étage". Sur le carnet de Suzanne Babut, il est écrit "Vu un monsieur malheureux qui ne sait où loger ses trois enfants et sa femme. Veux bien m'occuper mais où et comment?" La famille reste à la pension jusqu'en janvier 1945, date à laquelle Suzanne Babut trouve un emploi de tailleur pour le père et un logement pour la famille Radzyner. A l'image de cette famille, l'intérêt de Suzanne Babut pour les personnes qu'elle avait aidées ne cesse pas à la Libération. Elle les accompagne encore dans leur retour à une vie normale. Par la suite, Suzanne Babut ne perd pas de vue ses petits protégés, les invitant pour noël et offrant un petit cadeau à chaque enfant.
Les témoins s'accordent pour rendre hommage à la modestie de Suzanne Babut, qui ne s'est jamais vue comme une héroïne, même si l'Etat d'Israël lui a donné le titre de "juste parmi les nations" et cite huit personnes comme ayant été sauvées directement par elle.
L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.
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