Pierre-Rouge 44 : La villa Chambéry

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La villa Chambéry vue de la rue de Nazareth - mars 2019 (cliché de l'auteur)
Le parapet correspond à l'ancien mur de clôture qui existait avant l'élargissement de la rue en 2005

Je commence cette nouvelle partie par un endroit assez peu connu du grand public, si ce n'est des lecteurs les plus attentifs du regretté Roland Jolivet : la villa Chambéry, au bord du ruisseau qu'on appelait autrefois le Valadet et qui est aujourd'hui le ruisseau de Chambéry. 

C'est à travers l'histoire de quelques uns de ces occupants plutôt qu'à travers son architecture sans grande prétention que je souhaite retracer ici le destin de la villa Chambery.

Le revers de fortune de Bélisaire Catalan

La villa Chambéry sur le plan de la ville de 1896 par l'archicte A. Kruger (source : BNF/Gallica)
L'endroit est suffisamment connu ou remarquable pour figurer explicitement sur ce plan.

Le 26 mars 1886, Bélisaire Catalan achète à Etienne Aldebert, juge au tribunal civil de Montpellier, un terrain triangulaire formé par le ruisseau de Chambéry (ou Valadet), la rue de Nazareth et la rue du Pioch de Boutonnet. La transaction se fait pour une somme de 5000 francs. Le terrain, enclos de murs, est alors planté de vigne "américaine", c'est-à-dire avec des ceps résistants au phylloxéra.

En 1887, Bélisaire Catalan fait édifier la villa Chambéry comme maison de santé, avec des équipements de bains et d'hydrothérapie du dernier cri. Qui est donc Bélisaire Catalan ? Un médecin ? Un hôtelier avisé ? Pas du tout, sur la purge de l'hypothèque, il est qualifié de négociant. Son père était tailleur avant lui, à Mèze. Lorsque Bélisaire se marie le 28 janvier 1865 à Montpellier avec Marie Louis Henriette Davot, il a vingt-sept ans et se déclare sans profession.

Source Gallica/BNF
Le ménage Catalan, du moins pendant les premières années, semble vivre dans l'Ecusson et n'utiliser la partie privative de l'établissement que comme campagne. D'ailleurs le caractère de maison de santé ne semble pas suffire à remplir l'établissement, qui fait aussi pension plus classique, comme le montre cette annonce parue le 19 mai 1887 dans Le Messager du Midi 


Dans la nuit du 2 au 3 novembre 1890, Madame Catalan se fait voler 2 poules, 1 coq et 2 lapins. Elle dépose plainte et une enquête est ouverte. Elle ne semble pas avoir abouti bien vite, car deux semaines plus tard, le même type de vol est commis quelques maisons plus loin, au 5 de la rue Marie-Caizergues : 2 lapins et 2 poules sont volées à Antoine Cournut. 

En-tête de courrier de Bélisaire Catalan à l'enseigne "Le Derby" en 1895 (collection de l'auteur)

C'est fin 1891 seulement que Bélisaire Catalan apparait comme tailleur à grand renfort de réclame dans L'annuaire du département de l'Hérault : Installé au 6 rue de la Loge avec son associé Chassaing, Bélisaire Catalan peut vous livrer en 24 heures "un costume complet en drap haute-nouveauté à partir de 40 francs : uniformes et livrées, costumes de chasse, de cheval et de vélocipède. Les meilleurs coupeurs de Paris sont attachés à la maison ". Le 15 octobre 1891, le quotidien L'Eclair dans le style publicitaire de l'époque, écrivait : « Nous avons été émerveillé par la richesse et le bon goût qui sont les caractéristiques de cette maison. (...)  Grande a été notre surprise en apprenant que 15 jours avaient suffi à achever le travail considérable fait dans cet immeuble : nous en avons conclu que cette Compagnie était puissamment outillée et qu’elle conquerrait rapidement la faveur du public. Nous avons tenu à être renseignés au sujet des racontars colportés en ville. Les directeurs de la maison nous ont assuré que Le « Derby » n’avait rien de commun avec les autres maisons de la région ».

Le Derby, 6 rue de la Loge (collection de l'auteur)

Le 15 décembre 1896, La vie montpelliéraine annonce que M. Catalan vient de fonder une autre maison de tailleur dont la raison sociale cède encore à l'anglomanie du moment : The Jockey club tailor. L'adresse est prestigieuse, toujours au numéro 6, mais de la Grand Rue cette fois, dans l'immeuble où se trouve aujourd'hui la maroquinerie Lafarge. Cette dernière affaire l'entraine à sa perte. En grande difficulté, Bélisaire Catalan fait paraitre plusieurs annonces  entre le 3 octobre 1897 et le 16 janvier 1898 pour vendre la villa Chambéry. 

Annonce parue dans La vie montpelliéraine du 10 octobre 1897

Le 23 avril 1898, l'épouse de Bélisaire Catalan, née Marie-Louise Davot, demande la séparation de biens pour essayer de sauver ses biens personnels de la catastrophe inévitable. Mais la démarche n'a pas le temps d'aboutir. Le 6 juin 1898, la villa Chambéry, saisie, est vendue aux enchères, avec une mise à prix égale à celui du terrain sans construction qu'elle était douze ans plus tôt.

La Dépêche du 28 mai 1898 (source Gallica/BNF)

Le soir même de la vente, le lundi 6 juin 1898, Bélisaire Catalan ferme son magasin du 6 Grand rue à l'heure habituelle et regagne son logement au dernier étage, qu'il habite seul depuis quelque temps. Le lendemain mardi 7 juin à 10 heures, son employé s’étonne de ne pas le trouver au magasin à l’ouverture, monte et frappe sans obtenir de réponse. Vers 11h30, la blanchisseuse fait le même constat. Il faut défoncer la porte pour découvrir le corps sans vie de Bélisaire Catalan, étendu sur son lit. Il s’estt asphyxié avec un réchaud à alcool après avoir bouché toutes le ouvertures et laissés deux lettres d’adieu, l’une adressée à son fils, l’autre à son employé. L’Eclair « attribue cet acte de désespoir à des pertes d’argent ».

6 Grand rue (17 août 2021 - cliché de l'auteur)

Le 2 août 1898, le fonds de commerce du Jockey club tailor et tout ce qu'il contient est vendu aux enchères. Mais tout cela ne suffit pas à apurer la succession et le 5 décembre 1899, le tribunal de commerce de Montpellier met Bélisaire Catalan en faillite à titre posthume. S'il avait encore été de ce monde, il serait allé en prison. 

Les bijoux de Madame Ambre

Parmi les occupants célèbres mais éphémères de la maison, il faut citer Emilie Ambre. J'ignore combien de jours elle y restée mais son séjour fut marqué par un vol chroniqué dans la presse. Aujourd'hui totalement oubliée, comme presque toutes les vedettes d'avant le cinéma et les enregistrements sonores, Emilie Ambre était une soprano de renommée internationale. 

Née Emilie Ambroise en Algérie française en 1849, élève du conservatoire de Marseille, elle achève sa formation à Paris. Elle chante à Genève, en Belgique et aux Pays-Bas où elle rencontre en 1876 le roi Guillaume III, dont elle devient la maîtresse pendant trois ans. Cela ne l'empêche pas de continuer à se produire sur les meilleures scènes de Paris ou de Londres. Elle chante Violetta dans La Traviata, Marguerite dans le Faust de Gounod (le rôle mythique de la Castafiore dans Tintin) ou encore Gilda dans Rigoletto. Elle est la Carmen préférée de Georges Bizet et crée le rôle de Manon pour Jules Massenet. 

Édouard Manet : Emilie Ambre en Carmen
(1880 - Philadelphia Museum of Art, Public Domain, 
https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=77847230)

Sa liaison avec le roi Guillaume III des Pays-Bas rompue en 1879, elle fait une tournée aux Etats-Unis avec son nouvel amant Gaston de Beauplan. Celui-ci est aussi séduisant que piètre homme d'affaires et la tournée vire à la catastrophe financière. Installée à Meudon à partir de 1881, elle a un fils de Gaston de Beauplan mais le couple s'entend mal. Après 1882, Madame Ambre se produit surtout dans les villes de province française. Elle publie son autobiographie en 1885. En février 1890, Beauplan décède à Montpellier, peut-être d'une overdose de morphine. 

Le 11 mars 1890, Mme Ambre, se rend au théâtre encore tout récent de la Comédie pour y chanter un rôle dans Robert le diable, un opéra de Meyerbeer créé en 1831. Elle s’aperçoit alors qu’une bague d’une valeur de 1500 francs a disparu. Le temps des triomphes est bien loin, celui des premiers rôles aussi et Le Petit Méridional commente sa performance de ce soir-là en écrivant "Mme Ambre a demandé l’indulgence. On s’apercevait en effet des efforts considérables qu’elle a dû faire pour tenir son emploi : aussi une salve d’applaudissement lui a-t-elle prouvé qu’on lui était reconnaissant de sa bonne volonté."


Alertée par ce vol, elle vérifie si d’autres choses ont disparu et se rend compte qu’il manque aussi une paire de boucles d’oreilles en or avec de faux diamants mais qui valent tout de même 250 et 300 francs. Ont aussi disparu 300 francs en liquide, 50 francs en lettre de change et deux autres objets.


Mme Ambre avait renvoyé quelques jours plus tôt sa femme de chambre engagée à Meudon, après dix mois à son service, suite à des propos offensants. Elle l’avait chassée en refusant de lui payer ses gages et en l’invitant à aller se faire payer au commissariat. 


La femme de chambre a prétendu ne pas avoir l’argent pour payer son voyage mais une autre domestique de la villa Chambéry a remarqué qu’elle avait un portefeuille bien garni d’or et de billets de banque. 


Emilie Ambre en Aïda, dont elle fut la première interprète en version française
(lithographie d'Alfred Lemoine avant 1881, d'après une photographie de Ferdinand Mulnier - source Gallica/BNF)


Le dimanche 9 mars, la servante congédiée est montée dans le fiacre n°11 avec sa malle et s’est fait déposer à la gare. La malle a été emportée par un homme non identifié et la servante a passé la nuit à l’hôtel du cheval vert. Bien qu’elle ait payé d’avance une seconde nuit, elle n’a pas reparu à l’hôtel le lundi soir. 


La presse locale reste muette sur les suites de l'affaire. Contrairement à la Castafiore, la diva n'a pas retrouvé ses bijoux. Après une ultime tournée qui l'emmène en Pologne, Russie et Ukraine, Emilie Ambre quitte la scène en 1891 et fonde une école de chant à Paris avec son nouvel amant Emile Bouchière, qui a douze ans de moins qu'elle. Emilie épouse Bouchière en 1894 mais il meurt quelques mois plus tard. Elle décède en avril 1898. Un journal prétendra quatre ans plus tard qu'elle s'est suicidée en prenant trop de morphine. Ses affaires sont dispersées à Drouot et comme il n'y a pas assez d'argent pour payer les obsèques, on fait la quête dans le cortège funèbre pour réunir l'argent qui manque. Peine perdue, Emilie Ambre est temporairement enterrée dans la fosse commune car il manquait encore 100 francs.


La demeure privée d'un professeur de droit, la villa Chambéry au temps de Joseph Charmont


J'ignore si c'est le professeur Charmont qui a acheté la villa aux enchères en 1898. C'est cependant probable, ou alors il l'a rachetée aussitôt après car son dernier fils, Paul, y nait le 1er mai 1900. 


Joseph Charmont, professeur à la Faculté de droit de Montpellier, a fait de la villa une demeure particulière, ce qu'elle est restée jusqu'à tout récemment. Né en 1859 à Tournus (Saône et Loire), Joseph Charmont débute dans l’enseignement à la Faculté d’Alger, comme chargé de cours. Il arrive à Montpellier pour son premier poste à l’université en 1885. Il s'installe alors dans la villa Castan, ancien chemin de Castelnau. Il est titularisé en 1889.


Le professeur Charmont, connu pour sa bienfaisance, est administrateur de la caisse des orphelins, section montpelliéraine de la société française de sauvetage de l'enfance. Jean Milhaud raconte à son sujet une anecdote amusante : "il avait un protégé à qui il repassait ses vieux vêtements. Comme ce protégé était un peu plus fort que lui, il avait pour habitude de commander ses vêtements un peu plus amples qu'il lui étaient nécessaires."


Spécialiste de droit civil, Joseph Charmont est l’auteur d’une centaine de publications, dont beaucoup s’intéressent à l’influence de la démocratie sur le droit. Membre de l’académie des Sciences et Lettres de Montpellier, il y fait de nombreuses communications, jusqu’aux dernières années de sa vie, que son éloge funèbre nous décrit marquées par une cruelle maladie. 


Au recensement de 1901, on apprend qu'il réside à la villa Chambery avec son épouse, sa belle soeur Mademoiselle Marie Second, et ses six enfants, dont les quatre plus jeunes sont nés à Montpellier. La villa héberge aussi Jeanne Piquemale, la nourrice du petit dernier, Paul Charmont, qui a un an et trois autres domestiques : la cuisinière, Eva Ressegaire (23 ans), et deux femmes de chambre, Marthe Dumazen (18 ans) et Maria Salvada (20 ans). 


En avril 1917, le géographe Arthur Geddes (1895-1968), qui vient d'être malade, profite de l'hospitalité des Charmont à la villa Chambéry. Il y écrit à son père le sociologue sir Patrick Geddes, qui fonda en 1924 le troisième collège des Ecossais, au plan des Quatre Seigneurs, que j'ai fréquenté en 2009-2011 pour y être formé à mon actuel métier alors que les locaux étaient à la disposition du rectorat de Montpellier.


C'est dans la villa Chambéry que Joseph Charmont décède le 19 juin 1922. Sa veuve, née Jeanne Second, décède elle aussi à la villa Chambéry le 7 octobre 1924.


Sa fille Suzanne, veuve du docteur Bousquet, ne quitte pas le quartier. C'est elle qui héberge Jean Milhaud et son épouse après la débâcle de 1940 dans sa villa de la Pierre-Rouge, en face de celle du professeur Grasset. Que faire de la légende rapportée par Jean Milhaud selon laquelle cette villa s'élèverait sur les débris d'une ancienne chapelle ? Si près de la croix de la Pierre-Rouge, j'ai peine à croire que ce rapprochement n'aurait été remarqué par personne. En tout cas je n'en ai pas trouvé trace dans les plans figurés anciens des archives municipales que j'ai consultés. 


Le colonel Dutheil de la Rochère

En 1929 apparait pour la première fois dans L'annuaire du département de l'Hérault le colonel Joseph Dutheil de La Rochère, commandant du centre de mobilisation d'infanterie n°162. Il est alors installé dans le quartier de Boutonnet au 6 rue de la Garenne. Le décret officialisant sa nomination ne parait qu'au Journal officiel du 6 juillet 1930. Ce saint-cyrien de la promotion Cronstadt (1890-1892) compte à l’époque quarante ans de service. Officier supérieur depuis le 2 octobre 1918, il a participé à sept campagnes, reçu cinq blessures au combat et deux citations. C'est un dernier poste pour cet officier d'infanterie qui ne fut jamais général. Le 22 mars 1931, il est placé dans la réserve de l'infanterie. Il est alors installé depuis plusieurs mois dans la villa Chambery, puisqu'il figure déjà dans l'annuaire de 1930 et qu'il y dispose du téléphone.

En 1933, sa fille Marguerite-Marie se marie avec le fils d’un colonel qui est lui installé dans l’Enclos Laffoux, le marquis de Taffanel de la Jonquière. Joseph Dutheil de la Rochère meurt le 21 janvier 1949 à la villa Chambéry. Sa veuve occupe encore la maison lorsque survient son décès le 19 novembre 1965 à l'âge de 88 ans. Ensemble ce couple de fervents catholiques -une de leur fille fut religieuse chez les dames du Sacre-Coeur- avait eu neuf enfants. Trois des garçons furent officiers, dont un mort pour la France.

L'inévitable pression immobilière

Villa Chambéry avant travaux, vue depuis le portail (cliché de l'auteur - août 2021)

Lorsque j'étais enfant, vers le milieu des années 1980, j'ai été invité à goûter une fois par les propriétaires de l'époque, un vétérinaire et son épouse. J'étais dans la même classe qu'un de leurs fils aux Anges-gardiens. La maison me parut immense, à la fois sombre et intimidante, mais aussi chaleureuse et pleine de possibilités de jeux, sans compter le parc alors très vaste puisque la rue de Nazareth n'avait pas encore été élargie. 

La villa Chambéry a plusieurs fois changé de mains, mais en 2019, c'est à un promoteur qu'elle est vendue. Les arbres remarquables de son parc le protègent. La villa elle-même doit être réhabilitée et les constructions nouvelles seront limitées aux actuels garages. En août 2021, les travaux n'avaient pas encore commencé.

Etre supplantées par des immeubles, c'est le destin commun de beaucoup de ces propriétés. Faut-il vraiment le regretter à moins d'un intérêt patrimonial majeur ? Je peux comprendre la nostalgie d'un temps où le quartier était à la campagne, il m'arrive de la ressentir fortement devant des remplissages de parcelles par des promoteurs sans imagination et de soupirer après les immenses pins parasols disparus. Mais quoi ? Il faut bien accueillir tous ces nouveaux habitants sans dévorer autour de la ville ce qu'il reste de campagne.


L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.

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