Pierre-Rouge 55 : De l'ancienne propriété Belmont au Ravel

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Le jardin du 6 ancien chemin de Castelnau, donnant sur la rue Castan
(plan de l'architecte Kruger - 1896 Gallica/BNF)

Il existait encore lorsque j'étais enfant, il y a une trentaine d'années de cela, une maison posée au milieu d'un grand terrain d'une pièce entre l'avenue de Castelnau et la rue Ernest Castan. C'était une grande bâtisse à la façade sans caractère, aux fenêtres assez petites et sans encadrements. Mon ami Sébastien allait y jouer avec les enfants du Docteur Bernard Alomène qui l'occupait alors. Son cabinet se trouve toujours à la même adresse, mais dans l'immeuble moderne qui s'y trouve désormais. 

Le séminaire vu depuis le jardin de M. Belmont, 1821
(Montpellier Méditerranée Métropole, 01652RES-01-207)

Comme beaucoup d'autres propriétés du quartier, cet endroit a souvent changé de nom en fonction de ses propriétaires. Le jardin Belmont ou Belmond appartenait à Germain Belmond (1765-1823), président de la Cour impériale de Montpellier, arrière grand-père maternel de Henri de Lunaret, qui donna le nom de rue Belmont à l'une des artères de sa cité. Rose Belmont, la fille de Germain, acheta pour son fils l'ancienne maison de Jacques Coeur, l'hôtel des trésoriers de France, dont les Lunaret furent les derniers occupants particuliers.

Séminaire de Montpellier près du jardin de M. Belmont par J. M. Amelin en 1822
(Montpellier Méditerranée Métropole, 01652RES-01-209)

Comme d'autres rues privées des environs, la rue Castan n'a été intégrée au domaine public municipal qu'une fois que les riverains ont eu fait à leurs frais l'ensemble des travaux de viabilisation (revêtement de la chaussée, tout à l'égout et lanternes pour l'éclairage public). Estimés en 1909 à 5000 francs or, les travaux sont longs. Ajournée en 1910 et 1911, cette intégration revient à l'ordre du jour du conseil municipal le 4 mars 1912, du fait de l'absence d'égoût qui ne peut être construit car il n'y a aucun collecteur auquel le rattacher. Les propriétaire devront donc s'acquitter de la somme quand la ville le jugera bon. 

Le nom de la rue n'a donc pas été choisi par la ville, mais lui a été laissé par le propriétaire riverain Ernest Castan. La famille Castan avait des propriétés terriennes dans le lunellois. Elle faisait partie de la bonne société catholique et royaliste. Le domicile des Castan était situé 1 rue de la Carbonnerie, selon l'habitude de ce milieu d'avoir un logement principal dans l'écusson et une "campagne" plus vaste à la périphérie. C'était le cas de la propriété alors connue comme le jardin Castan. En 1885, le professeur Charmont, plus tard occupant de la villa Chambéry, y habita. En 1889, elle  était la résidence du capitaine commandant de Baltazar, qui commandait le 3e escadron du 17e dragons détaché à Montpellier. Il semble donc que les Castan aient loué leur maison à certaines époques.

Ernest Castan (1832-1904) était une figure de la bonne société montpelliéraine de son temps, ce qui permet de suivre son parcours dans la presse ancienne. En 1844, Ernest Castan est en classe de 7e au collège royal de Montpellier (actuel musée Fabre). Il reçoit les 1er prix de version latine, d'histoire géographie, de récitation et le 2e prix de thème latin. L'année suivante, en 6e, les matières ne sont plus citées, mais Ernest Castan remporte le 1er prix. 

Après avoir passé un contrat de mariage devant Me Grasset la veille, il épouse le 16 juillet 1867 à Montpellier Clothilde Guigou (1842-1922), qui participe avec lui à la vie mondaine locale. On sait ainsi que Mme Castan portait une robe de soie brochée violette et noire le 6 janvier 1896, au mariage du lieutenant Laurent et de Marie Gervais. La même année, pour le mariage d'Ada Saint Pierre, fille du fondateur de l'école d'agriculture, les Castan ont offert aux jeunes époux deux bouts de table en bronze. Camille Hoche Saint Pierre avait été témoin du mariage d'Ernest Castan presque trente ans auparavant. 

Le jardin Castan en 1894
Je n'ai pu identifier les protagonistes
la maison au fond à droite existe toujours au 2 rue Ernest Castan, avec un étage de plus 
(tirage de photo ancienne - collection de l'auteur)

Le voisinage de la cité Lunaret était moins bourgeois. L'un des voisins des Castan, Pioch, dit Pastre, fut blessé par balle dans une affaire de contrebande en tentant de se soustraire au gendarme Chabrini le 7 juin 1889 et vit sa jardinière saisie dans son écurie par les contributions indirectes le soir même. 

Le lundi 20 juin 1892, vers 16 heures, une femme d’apparence respectable s’est présentée chez M. Castan pour lui demander du secours. M. Castan étant absent, c’est la bonne qui lui répondit. La visiteuse lui a déclaré être gouvernante chez M. Maistre (un ami de la famille) et avoir perdu dans le train son sac de voyage dans lequel se trouvaient son billet de retour et 80 francs. La bonne la fit assoir et lui offrit une bière pour la réconforter. Elle finit par lui donner les trois francs qu’elle avait en réserve pour faire les commissions. La pseudo-gouvernante promit de les lui rendre, partit et ne revient bien sur jamais.

En mai 1896, Mme Castan tient le stand du "grand établi de Saint-Joseph" à la vente de charité de la compassion, événement caritatif où s'engage le tout Montpellier catholique de la belle époque. C'est sans doute une tradition, car on la retrouve tenant le même stand pour l'édition 1904 de la manifestation.

Le 21 février 1900, M. Castan participe au bal de la Grande loge où il retrouve Henri de LunaretLe 6 janvier 1904, Mme Ernest Castan est seule citée comme assistant au mariage de l'industriel Maistre avec Mademoiselle Teisserenc. Le 11 mars 1904 ont lieu les obsèques d'Ernest Castan, décédé muni des sacrements de l'Eglise. 

La propriété change de nom et de propriétaire quelques années plus tard. Mais les convictions catholiques sont toujours là, comme le montre une article de presse du Sud paru le 21 juin 1931 « Aujourd’hui, à 17h30, procession du Très Saint Sacrement dans le Clos « Saint Antonin » (ancienne villa Castan), mis gracieusement à la disposition des Pères (…) présidée par M. le chanoine Prévot. (…) La fanfare de l’Etoile Bleue rehaussera par sa présence l’éclat de cette cérémonie au cours de laquelle divers chants de circonstance seront exécutés. On aura accès dans le clos par le portail situé rue Ernest-Castan, au fond du Petit Versailles. Les personnes aux modes défendues et les enfants non accompagnés de leurs parents ne sont point admis. On recommande une bonne tenue, le recueillement et la ferveur et surtout de ne rien dégrader. Entrée du clos : 0 fr. 50 »

La villa Saint-Antonin et l'occupation

La villa Saint-Antonin dans les annes 1980 (cliché tiré du mémoire de Samuel Clauzier)

Dans l'ancien jardin Belmont, vaste parc arboré, s’élevait il y a encore quelques années la villa Saint-Antonin. Les résidents de l’immeuble Le Ravel, au 6 avenue de Castelnau, peuvent difficilement ignorer la grande plaque commémorative qui indique qu'elle fut, de novembre 1942 à juillet 1944, le siège annexe de la Gestapo. En réalité, c'est l'ensemble formé par la villa des rosiers, la villa des marronniers et la villa Saint-Antonin qui est concerné par cette plaque. Les tortures les plus cruelles et les plus invalidantes avaient lieu à la villa des Rosiers mais quelques témoignages montrent qu'il y a eu aussi des interrogatoires cruels à la villa Saint-Antonin.

En novembre 1942, comme le montre le mémoire universitaire tout récent rédigé par Samuel Clauzier, la villa Saint-Antonin appartient à une Mme Chevalier. C'est à la demande directe de la Gestapo qu'elle s'ajoute aux propriétés déjà réquisitionnées pour son usage. Des travaux sont effectués aussitôt et Samuel Clauzier relève des commandes qui font penser que la villa Saint-Antonin était surtout une annexe administrative avec une quinzaine de postes de travail. Cité par Samuel Clauzier le témoignage de Nelly Seurette indique cependant que les interrogatoires qui s'y déroulaient étaient bel et bien de la torture. Elle cite notamment : "la presse à copier, dans laquelle la tête du prisonnier était serrée progressivement. Les piqûres multiples d'épingles de pointe de couteau ou de baïonnette, les coups de nerf de bœuf ; la flagellation avec la ceinture munie d'une boucle était autant de supplices que l'on infligeait à la Villa Saint Antonin. Les allumettes enfoncées sous les ongles et allumées ensuite par les interrogateurs semblaient un jeu pour ces derniers. Les détenus redoutaient aussi les comprimés que la Gestapo leur faisait ingurgiter. Les cigarettes qu'après plusieurs jours de jeûne, ils étaient obligés de fumer et les verres de vin qu'ils devaient absorber, complétaient ce programme."


Raoul Montels au chantier de jeunesse en Lozère (1942, collection personnelle de l'auteur)

Mon grand-père Raoul m’a raconté qu’un soir de l’Occupation, pendant l’hiver 1943-1944, il avait un peu trainé à rentrer chez lui. Il était allé voir une séance complète au Pathé de l’Esplanade et rentrait chez lui par l’ancien chemin de Castelnau au lieu de la rue de Lunaret. Mon grand-père avait fait quelques mois de chantier de jeunesse et n’avait échappé au service du travail obligatoire (STO) que grâce à son statut de travailleur agricole. Son grand-père Xavier, régisseur du Mas de Rochet à Castelnau-Le-Lez, l’employait sans le payer en contrepartie. Mon grand-père a été interpellé par les sentinelles postées à cet endroit de l'avenue de Castelnau toutes les nuits de 20 heures à 6 heures et il y avait été retenu quelques heures. Son père avait dû faire des démarches, j’ignore auprès de qui, pour le faire sortir. L’accueil à la maison fut à la hauteur de l’inquiétude de ses parents pour leur fils unique, qu’ils voyaient déjà expédié en Allemagne. Ils en furent quittes pour la peur, mais ce ne fut pas le cas de beaucoup de ceux qui passèrent par ce lieu. 

Ce fut le cas, parmi beaucoup d’autres, de Jean Pitangue et de Raymond Migliaro, deux étudiants de prépa du lycée de Montpellier qui avaient volé un plan de l’aérodrome de Fréjorgues et l’avaient transmis à Londres, permettant le bombardement du terrain par les alliés. Ils moururent fusillés en chantant la marseillaise. 

Les tortures utilisées par les gestapistes étaient bien sûr physiques, comme les menottes où l’intérieur des bracelets était clouté ou encore le supplice de la règle triangulaire. Le témoignage de Nelly Soeurette atteste qu'il fut bien pratiqué à la villa Saint-Antonin. Une règle métallique triangulaire était posée sur le sol, on forçait le prisonnier à s’agenouiller dessus puis un ou deux de leurs bourreaux montaient sur leurs épaules pour y peser de tout leur poids. La longueur des interrogatoires et les conditions de détention devait contribuer à briser le moral des interrogés. Mais les gestapistes utilisaient également les proches des détenus comme moyen de pression, menaçant par exemple Jean Baumel d’arracher ses enfants à sa femme et de les envoyer en Allemagne pour y être élevés dans des conditions redoutables. 

L’inquiétude de mes arrière grands-parents pour leur fils s’inscrivait dans un contexte tendu. Le 2 décembre 1943, Ange Alvarez, membre du groupe Francs-tireurs et partisans (FTP), abat un officier allemand, rue du Faubourg de Nîmes. Le groupe doit se faire oublier quelque temps et renonce notamment à se retrouver Chez Marie, un des bistrots de la place des Abattoirs (aujourd’hui des Beaux-arts). Ange Alvarez et plusieurs de ses camarades furent déportés. Si Ange Alvarez réussit à s’évader du train qui l’emportait vers l’Allemagne et à regagner Montpellier, d’autres ont eu moins de chance.

D'après Samuel Clauzier, il est quasi impossible de recenser de façon complète celles et ceux qui sont passés par cet endroit. De ce qu'il a pu reconstituer, 71% d'entre eux ont ensuite connu la déportation, 12% furent exécutés. Bien peu furent donc libérés et une seule évasion est attestée. Pour ceux de mes lecteurs qui voudraient approfondir ce sujet, je ne peux que les encourager à aller consulter le mémoire de Samuel Clauzier dont la version définitive est annoncée pour 2024.

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Côté rue Castan, des permis de construire délivrés dans les années 1950 et 1960 ont entraîné la construction de plusieurs maisons individuelles. Côté avenue de Castelnau, l'essentiel du parc a été préservé, avec une maison individuelle construite au nord du terrain. La grande bâtisse a laissé place à la résidence Le Ravel au début des années 1990. Mais le parc est toujours là, avec les deux piliers de l'ancien portail, et la plaque mémorielle est utilisée chaque année pour une commémoration.

L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.




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