Pierre-Rouge 56 : Sixième partie - de la campagne à la ville, l’urbanisation et la densification d’un paysage

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Nicolas Chalmandrier, plan de la ville de Montpellier, 1774 
(détail : source gallica.bnf.fr/ Bibliothèque nationale de France)

Pour mémoire, je rappelle que le quartier qui fait l'objet de ce feuilleton de blog est délimité à l'est par la voie de chemin de fer Montpellier-Nimes, au nord par le cours du Lez et l'avenue de la Justice de Castelnau, à l'ouest par le Sacré Coeur et Boutonnet et enfin au sud par le cours du Verdanson.

Après la construction de la commune clôture en 1180, l'existence d'un premier faubourg correspondant au sud du quartier marque une première urbanisation. Les guerres de religion l'anéantissent à plusieurs reprises aux XVIe et XVIIe siècles. Le faubourg Boutonnet renait cependant, son seigneur propre y a intérêt. Plus à l'est, il faut attendre le règne de Louis XIV et la construction du couvent des Récollets pour voir l'expansion de la ville reprendre, sur un rythme très lent.

Au XIXe siècle, l’exode rural entraine une expansion urbaine qui dépasse de très loin le centre ancien. La population passe de 40 700 habitants en 1841 à 90 787 en 1936. Au début de la période, les constructions des faubourgs se concentrent sur les axes principaux de circulation. A l’écart, le paysage est champêtre, les constructions espacées, qu’elles soient de belles demeures privées ou des communautés religieuses. L’urbanisation entraine bien sûr la construction de nombreux nouveaux logements mais aussi l’ouverture de voies nouvelles en grand nombre. La municipalité n’a pas les moyens de réglementer les premières, ni d’entretenir les secondes. Par souci d’économie, le conseil municipal essaie de limiter l’intégration des voies privées au domaine public. Sous le Second empire, on impose aux riverains de financer eux-mêmes les travaux de viabilisation préalablement à l’intégration au domaine public. En 1879, la mairie va plus loin et décide de faire elle-même les travaux lorsque les propriétaires se font trop prier, aux frais des propriétaires en question bien entendu. Mais c’est une politique à l’échelle de la rue, sans maîtrise d’ensemble du plan urbain. 

Sous le Second Empire, l’exemple parisien inspire une politique de percées et d’aménagements du centre ancien. Ces projets peinent souvent à aboutir. La rue impériale, notre actuelle rue Foch, devait joindre en ligne droite l’arc de triomphe du Peyrou et l’Espalanade au niveau du musée Fabre. Elle s’arrête aux deux-tiers de la distance, sur la rue de l’Aiguillerie et elle n’a pas la largeur initialement prévue, ni les façades sur le même modèle. Dans les faubourgs c’est encore pire. La croissance urbaine n’est ni anticipée ni canalisée. Seule la salubrité fait parfois intervenir la municipalité. Un plan d’alignement existe bien, mais il est peu efficace et très lent à réaliser : plusieurs dizaines d’années séparent parfois la décision d’alignement de sa réalisation effective. Les outils font défaut même pour un simple état des lieux. Il existe de nombreux plans à partir du milieu du XIXe siècle, mais en 1895 encore, un conseiller municipal constate qu’un tiers des rues nouvellement créées n’y figure pas. Voilà qui relativise sérieusement pour l’historien le recours aux plans, qu’il devrait toujours pouvoir recouper par d’autres sources, lorsqu’elles existent. 

Le 20 février 1897, un journaliste de L'Eclair ironise sur le coût pour l'entretien des rue du manque de planification des nouveaux quartiers et sur ce qui ne s'appelle pas encore l'étalement urbain : « A qui la faute si l’agrandissement de la ville a été fait d’une façon aussi décousue ? (…) Quand la population augmente, la municipalité exproprie des terrains sur lesquels elle fait des rues de toute pièce (égout, conduite d’eau, éclairage et pavage), lesquelles donnent une valeur très grande aux terrains qui les bordent et dont la revente paie presque en totalité les frais d’expropriation et de mise en état de viabilité. 
Ces rues, faites d’avance, donnent une grande valeur aux terrains en bordure ; ceux-ci sont achetés par des entrepreneurs qui sont obligés d’édifier dessus des immeubles à grand rendement et on arrive ainsi à loger beaucoup de monde sur un faible espace et à obtenir le rendement maximum avec la dépense d’entretien minimum. 
Il est évident que la rue de Lunaret, par exemple, qui n’a que des maisons à un étage, coûte aussi cher d’entretien que si les maisons en avaient quatre. 
Si les municipalités qui se sont succédé depuis que la population a commencé à augmenter avaient eu un peu de la clairvoyance qu’il faut pour administrer une collectivité comme la nôtre, il y a longtemps qu’un syndicat de capitalistes se serait formé et leur aurait dit : Faites-nous des rues et nous les borderons d’immeubles sérieux. Toutes les bicoques à rez-de-chaussée, qui sont dans de vilaines rues, seraient depuis longtemps remplacées par des maisons à quatre étages et on aurait logé, dans le périmètre de l’ancienne ville, trois fois autant d’habitants qu’il y en avait avant l’augmentation de la population. »

Le quartier de Pierre-Rouge est l’objet d’opérations planifiées, mais il ne s’agit que de fonctions dont le centre-ville entend se débarrasser : abattoirs, cimetière, casernes...

Il faut attendre la loi Cornudet de 1919 pour qu’un premier vrai travail de planification soit mis en oeuvre. C’est l’architecte Edmond Leenhardt qui s’en charge, en tant que rapporteur de la commission municipale, il y a tout juste cent ans, en 1924. 

La charité - logement des Dames (carte postale circulée - collection de l'auteur)

Au lendemain de la première guerre mondiale. la situation du quartier est devenue nettement moins champêtre que sur le plan de Chalmandrier qui figure en haut de ce billet. Une grande partie du foncier est aux mains de maisons religieuses avec les franciscaines du Saint-Esprit et la Solitude de Nazareth au nord. Dans la partie urbaine, on trouve l'enclos des frères des écoles chrétiennes, l'Immaculée Conception, les soeurs de Moissac, le Refuge, l'école Saint-Léon, les dames de la CharitéA l'Ouest, Sainte-Odile et à peine plus loin les soeurs de Nevers et Notre Dame des Anges. Entre les deux, le père Prévot n'en finit pas d'agrandir les surfaces de son enclos Saint-François. Deux institutions s'apprêtent même à construire des couvents neufs : les capucins et les dominicaines des Tourelles. Les remous de la loi de séparation se sont atténués ; religieuses et religieux sont de retour, de façon plus ou moins discrète mais dans un compromis stabilisé pour longtemps. 

La chapelle de l'éphémère couvent de Capucins à l'angle de l'avenue de Castelnau et de la rue du 81e régiment d'infanterie - actuel square Camille Ernst (carte circulée - collection de l'auteur)

Quelques grands propriétaires possèdent encore des surfaces assez considérables au nord, autour du Dôme Marguerite ou du château Levat. Il existe encore des vignes et du maraîchage. Quelques activités industrielles subsistent, bien sûr les abattoirs et quelques petites usines près du Verdanson mais la tannerie est en voie de disparition. 

Le reste du bâti se partage entre un habitat modeste au sud, dans Boutonnet et dans la cité Lunaret, voire insalubre dans l'ancienne caserne de Cavalerie, et d'autre part des villas qui basculent petit à petit du statut de campagne pour des familles notables qui ont leur résidence principale dans l'Ecusson, à celui de résidence principale pour les mêmes qui se déplacent désormais en automobile. L'enclos Laffoux avait constitué une étape intermédiaire, avec des terrains encore vastes et des constructions bourgeoises. Les nouvelles villas sont des modèles réduits et modestes des plus anciennes, sur des terrains plus petits. Elles s'adressent à des classes moyennes en voie d'émergence : professeurs d'un enseignement secondaire pas encore massifié, autres fonctionnaires qui acquièrent leur résidence principale, commerçants qui préparent leur retraite sans vouloir trop s'éloigner de leur magasin.

Un siècle plus tard, le paysage a radicalement changé. Plus une seule vigne, le maraîchage ne subsiste plus sur l'avenue Saint-Lazare que dans la cité Bergère. Les grands domaines religieux ont vendu tout ou partie de leur foncier. Parfois leur congrégation a disparu de Montpellier, comme les dames de l'Immaculée Conception ou les soeurs de Moissac, voire disparu tout court comme les dames de la charité. D'autres, plus rares, ont déménagé comme les dominicaines à Saint Matthieu de Tréviès. Celles qui subsistent se sont repliées sur des locaux plus petits transformés en EHPAD comme les franciscaines ou les soeurs de Sainte-Odile. Enfin, quelques locaux ont été réinvestis par des mouvements religieux plus récents. C'est par exemple le séminaire Rédemptoris Mater, qui occupe un ancien bâtiment d'internat et de cuisine de l'enclos Saint-François sur la rue Lunaret. Son dessein est de former des séminaristes venus d'Italie ou d'Amérique latine afin de pallier un peu le manque de prêtre locaux dans le diocèse de Montpellier. On peut citer aussi la colocation étudiante de Notre-Dame de Vie dans une villa de l'enclos Laffoux ou la très traditionnelle école de l'Institut du Christ Roi Souverain Prêtre dans l'ancienne villa de Baichis. Enfin si les écoles primaire catholiques de la Salle et le collège des frères continuent leur action, ce sont aujourd'hui des laïcs qui les font vivre. 

Taillanderie Mazars (1928 - carte photo, collection de l'auteur)

Le quartier illustre de façon assez spectaculaire la sécularisation du pays. Tout comme on y retrouve le déplacement de l'activité industrielle vers les services. Les abattoirs ont disparu et avec eux l'identité du quartier a changé, avec un nouveau nom. Si le quartier reste commerçant, la nature des enseignes a changé avec les besoins des habitants. Des institutions culturelles sont apparues, comme le théâtre Pierre Tabard à l'emplacement de l'ancienne bonneterie Jienne. Le MuRum de Fred et Pablo Nery est installé dans les 300 m2 de l'ancienne garage automobile de la rue d'Aubeterre. Plus de taillanderie Mazars au 27 rue de la Cavalerie, où mon arrière-grand père pouvait faire affuter ses outils de jardinage, mais la galerie d'art la ruche des Beaux-arts. Dès 1988, au 18 de la rue Proudhon est installée une épicerie bio « Folle avoine », toujours présente trente ans plus tard. Une librairie de quartier, L’Ivraie a existé pendant plusieurs années. Faute de repreneur, un collectif a vu le jour pour ouvrir une nouvelle librairie, trois fois plus grande, presqu’en face de l’ancienne, au 24 rue de la Cavalerie, qui s'appelle La Cavale. Le 4 juillet 2023, Midi Libre raconte comment deux anciens des Beaux-Arts ont créé en 2004 une entreprise de bols chantants tibétains. Située 5 rue Thérèse, dans l'ancienne cité Lunaret, cette entreprise importe et fabrique ces bols en métal dont les vibrations, associées à des massages tibétains, sont censées avoir des vertus thérapeutiques. Avec l’installation du restaurant-brocante Chic et Bohème, et de quelques autres lieux dans le même esprit, on pourrait penser que cette partie du quartier se met à ressembler à l’est parisien. 

Même si le quartier n'est pas concerné par la piétonisation, la circulation et le stationnement y ont beaucoup évolué. Avec les nouvelles constructions, on y reviendra, la voirie ne s'est que peu adaptée et le trafic induit par les nouveaux habitants y a créé des encombrements. Un tournant est intervenu peu après la réélection de Georges Frêche à la mairie en 1995 : la mise en place du stationnement payant. Dans un premier temps, cette mutation ne concerna que les artères proches du Verdanson, le bas de Boutonnet, la cité Lunaret et les immeubles construits à l’emplacement des anciens abattoirs. A l’automne 2003, elle fut étendue à l’ensemble du quartier, avec gratuité pour les résidents dans la nouvelle zone verte. Les zones rendues payantes en 1995 voyaient leurs tarifs et leur niveau de contrainte augmenter pour éviter que les places ne soient accaparées par des voitures ventouses. Le tramway a constitué une autre transformation structurelle. 

Les Tourelles, carte postale non circulée de l'éditeur Florentin. Deux religieuses dominicains posent devant l'entrée (années 1930 - collection de l'auteur)

Mais la plus visible de toutes, c'est la considérable densification du quartier. Je peux la regretter, être nostalgique de merveilles disparues, comme le couvent des Tourelles de Dom Bellot que je n'ai pas connu ou par la ruine des salles de classe de l'enclos Saint-François que j'ai fréquentées. Mais je préfére de loin voir le quartier évoluer plutôt que de mourir. Et je me console de toutes ces nouvelles constructions pas toutes très inspirées en me disant que c'est autant de vraie campagne épargnée par un étalement urbain qui ne peut plus continuer. 

Une autre mutation est peu apparente au premier coup d'oeil. Mais elle a profondément changé la physionomie du quartier. Lorsque j’étais enfant, il arrivait souvent qu’avec l’un ou l’autre mes grands-parents, je traverse les résidences voisines à pied comme autant de raccourcis. Pour aller de l’avenue de Castelnau à l’avenue Saint-Lazare, nous coupions par le Prieuré I ou le Prieuré II, plus tard aussi par le Berlioz, jamais nous n’avions à faire le grand détour qu’impose aujourd’hui le renfermement des résidences. Partout ont poussé des grilles et des digicodes. De trop fréquentes incivilités, quelques vraies agressions et un sentiment généralisé d’insécurité ont fait se remparer la totalité des copropriétés, accompagnant le dépérissement de certains commerces de proximité. En mars 2000, Midi-Libre rend compte d’une tendance aux résidences en parc clos lors du salon de l’immobilier du Corum. 

Dans les épisodes de cette dernière partie de mon feuilleton Pierre-Rouge, je m'attacherais à quelques grands axes (route de Nîmes, avenue de Castelnau) pour mesurer les évolutions du quartier, avec un point sur quelques opérations bien identifiées, comme les Castors de Boutonnet ou la résidence du Jeu de Mail des Abbés. A bientôt donc.


L'ensemble des sources utilisées pour l'écriture de ce feuilleton, ainsi que les remerciements aux personnes qui ont bien voulu m'offrir leur aide, est détaillé ici.

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